Un drapeau pour notre temps!
« L’histoire est le fruit du pouvoir, mais le pouvoir lui-même n’est jamais si transparent que son analyse devienne superflue. La marque ultime du pouvoir peut être son invisibilité ; le défi ultime, l’exposition de ses racines. » (Michel-Rolph Trouillot)
Par Joel Leon
Seule l’épopée de la lutte de libération nationale haïtienne échappe à ce postulat. Elle a été écrite dans le sang, par le fer et dans l’odeur des poudres à canons. La libération de nos ancêtres a été arrachée des colons par la volonté inébranlable de « Vivre libre ou mourir ».
Je devais présenter deux conférences sur Haïti : Son passé et son présent.À Philadelphie et à Maryland (É-U). Malheureusement, je ne pouvais faire le déplacement. Mais tout était prêt pour conjuguer l’histoire d’Haïti au présent.
L’histoire autour du bicolore haïtien, au fils des ans, est devenue très controversée. Après tout, c’est l’histoire. Les controverses alimentent la vivacité et la sagacité, particulièrement celles d’Haïti, très fascinantes d’ailleurs. Ainsi, j’évite de me lancer dans la polémique traditionnelle pour me consacrer à la plus simple parmi tant de récits. Catherine Flon, celle qui a cousu la couleur bleue au rouge, peut-être perçue comme la mère de notre bicolore.

Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est le symbolisme autour de l’acte de la création du drapeau.
La création du drapeau est porteuse de plusieurs messages : Le premier est directement dirigé à l’endroit de la métropole, c’est-à-dire la France ; le deuxième signifie que le mouvement de libération nationale a atteint l’ultime dimension de maturité nécessaire pour s’aventurer dans la galère de la fondation d’une nation. Le troisième message est lié à la particularité de la création de la nation haïtienne à partir de rien du tout et, dans une ambiance d’hostilité remarquable, cela relève d’une audace intrinsèquement jointe à la spécificité de grandeur des leaders de ce temps. A-t-on réussi…
Le message de choc envoyé à l’empire français de Napoléon Bonaparte
Quand Jean Jacques Dessalines arracha la couleur blanche du drapeau français le remit à sa nièce Catherine Flon, pour le mettre en une seule pièce, symbolisant l’union des noirs et des mulâtres pour créer un bicolore tout indigène, le révolutionnaire fit un choix. Albert Camus, le philosophe algérien, allait s’inspirer du comportement de Dessalines dans « L’homme Révolté ”, [1] en disant que le révolté est « Celui qui dit non et oui à la fois» [2].

Par l’acte de la création du premier drapeau haïtien, les chefs insurgés rejetèrent la casaque de rebelle pour adopter la pelisse de la révolution. Bonaparte, premier consul de France, avait bien compris le message. C’est pourquoi il s’empressait automatiquement de dépêcher du renfort pour punir les Nègres-rebelles de Saint-Domingue. Il était trop tard. Car, à partir de 18 mai 1803, Dessalines et sa bande voulaient d’une nation.
Cette date symbolise, non seulement une « rupture épistémologique », selon l’expression chère à Gaston Bachelard [3], d’avec l’ancienne métropole française, mais aussi et surtout la gestation de ce qui allait être l’empire d’Haïti. La nouvelle nation s’imposait comme la principale rivale de la France dans l’hémisphère américain (achat de Louisiane par les Etats-Unis). Cet acte allait contribuer à escalader la vaillance des combattants anti-esclavagistes. Cette galvanisation à outrance allait rendre possible la fulgurante épopée de Vertières et la proclamation de l’indépendance nationale le 1er janvier 1804. Car, ils avaient un rêve clairement défini : La fondation d’un état libre.
Donc, le symbolisme de l’acte de 18 mai 1803 dépasse la compréhension coloniale. Napoléon ne s’attendait pas à voir les Nègres d’Haïti aller si loin dans leur quête de liberté. Ceux qui se doutaient de la volonté de Jean Jacques Dessalines, vous êtes servis. L’unité entre les anciens libres et les nouveaux libres définit cette détermination. Le chef avait bien compris que pour ne plus redevenir esclave, il faut créer un état indépendant jouissant de tous les privilèges et droits conférés à une nation.
18 mai 1803 et la fondation de la nation haïtienne
L’acte du 18 mai 1803 jetait les bases qui allaient faciliter la création de la nation haïtienne. De cette réunion hautement politique, les partisans de Toussaint et de Rigaud_ qui s’étaient battus pendant la Guerre du Sud_ prirent la ferme décision d’unifier leurs fougues guerrières contre leurs bourreaux communs au lieu de procéder de manière disparate. Donc, aux Gonaïves, les héros de l’indépendance remplissaient une formalité qui avait été consacrée à Mérotte (non loin d’Arcahaie). L’acte de l’indépendance, rédigé par Boisrond Tonnerre, s’inscrivait dans la transformation de la théorisation du nouvel État.
Et, quand Dessalines fit d’Haïti un empire, c’était la goutte d’eau qui signifiait non seulement l’existence d’un bout de terre « Granmoune », mais aussi une rivalité en face de Napoléon. L’empire d’Haïti, cette mutation permettait de traiter d’égal à égal avec les empires de l’Europe. Contrairement à ce qu’on voulait faire croire, l’évolution d’Haïti de la gouvernance générale à l’empire, n’était pas un acte idiot de copiage, mais la réaffirmation de la volonté de s’imposer comme un partenaire équitable sur le plan international. Je vois du génie dans cette action !

18 mai 1803 est le catalyseur de façonnement qui allait marquer les événements qui s’en suivirent. Ce jour nous invite à réfléchir sur la consolidation de l’espace géographique qu’occupe le terroir. D’où la nécessité de fortifier le pays par l’érection de toute une série de forts sur toute l’étendue territoriale connue sous le nom d’Haïti.
18 mai 1803 implique des responsabilités majeures auxquelles nos ancêtres s’attelaient pour se mettre à la hauteur d’une noble espérance, celle d’annihiler à jamais l’esclavage sous toutes ses formes.
Dessalines, Christophe et Alexandre Pétion, les 3 premiers leaders de l’après révolution, tous et de façon remarquable, comprenaient la nécessité de protéger ce coin de terre, envers et contre tous.
L’existence d’un état libre au milieu d’un « océan colonial » n’était pas possible. Il fallait exporter l’expérience haïtienne vers d’autres cieux, là où les hommes exprimaient le désir de se battre pour casser les chaines de l’esclavage. Ainsi est formulé le concept qui allait déterminer à jamais la diplomatie indigène que « Le pays de Jean jacques Dessalines et d’Alexandre Pétion doit être toujours du côté des faibles et des persécutés. » J’ajouterai contre la tyrannie... Ainsi, le peuple haïtien a contribué au renversement de l’esclavagisme, du colonialisme et du racisme en Amérique du Sud. « Ce concept a pris forme à travers plusieurs expéditions vers des foyers de luttes révolutionnaires, à la Jamaïque, l’île Saint Martin, la Grande Colombie, la Grèce en 1822 ». Tout ceci en échange de rien, juste libérer les esclaves.
L’interrelation entre le 18 mai 1803, la fondation de la nation haïtienne, et son évolution est intimement liée. Aujourd’hui encore, nous vivons le prolongement de ce commensalisme éternel.
L’exceptionnalisme haïtien à travers les siècles
La disparition prématurée de Jean jacques Dessalines a sévèrement perturbé le devenir de la nation haïtienne. A partir de Jean Pierre Boyer, il semble que le pays commençait à perdre ses repères révolutionnaires. L’acceptation de payer une indemnité à l’ancienne métropole française pour reconnaître Haïti comme une nation à part entière, constitue le premier acte d’abandon de l’idéal du 18 mai 1803. « Charles X avait pris soin d’accompagner l’ordonnance par une Armada de 14 bâtiments de guerre armés de 528 canons. » Les États-Unis n’avaient pas protégé Haïti contre l’agression française. Il faut le noter : en dépit de l’application de la doctrine de Monroe dans l’hémisphère dès 1823, ‘l’Amérique aux Américains’, formulée par John Quincy Adams, ministre des affaires étrangères du président Monroe, les nègres d’Haïti étaient toujours seuls » [4]. Après quoi, c’est la pagaille.
Les humiliations successives qui s’ensuivent témoignent de l’agonie de nos leaders à s’inspirer des idéaux révolutionnaires de la génération « Vivre Libre ou Mourir ».
En 1861, le général espagnol du nom de Rubalcava, sous prétexte qu’Haïti troublait l’ordre public à Saint-Domingue, décida de nous punir. « À la tête d’une flotte de plusieurs navires de guerre, l’Espagne imposa une indemnité de 200 piastres à Haïti et le salut de 21 coups de canon au drapeau espagnol. Fabre Geffrard, président de l’époque, a failli ; et, l’âme haïtienne fut humiliée encore une fois. »
En 1872, Haïti fit l’expérience amère avec le capitaine Batsch. Celui-ci réclama 3000 livres pour se retirer de l’eau territoriale et de remettre les deux bateaux saisis en la circonstance. « Nissage Saget, président d’alors, paya la somme réclamée. Les navires furent restitués, mais avec leurs drapeaux souillés de matière fécale ».
« Vingt-cinq ans après avoir volé les 3.000 livres sterling, soit en 1897, les Allemands faisaient des leurs à nouveau. Cette fois-ci, Guillaume II a voulu donner une leçon aux « nègres qui parlent français. » Le nommé Luders, un ressortissant allemand, après avoir roué de coups des policiers haïtiens, au cours d’une altercation qui ne lui concernait même pas, fut arrêté et jugé pour passer trois mois en prison. Il alla en appel. Le juge de la cour d’appel a ajouté neuf mois à la durée de la première condamnation. Finalement gracié par le président de la République, il rentra chez lui en Allemagne. Arrivé là-bas, il fit un vacarme autour de l’affaire jusqu’à retenir l’attention du roi Guillaume II. Ce dernier s’empressa d’envoyer deux navires de guerre allemands dans les ports de Port-au-Prince avec l’ordre formel de mettre à genoux les nègres d’Haïti. Thiel, le commandant de l’expédition, présenta un ultimatum exigeant 20.000 dollars comme dédommagement à Luders, des excuses publiques au gouvernement allemand, une salutation de 21 coups de canon au drapeau de ce pays, l’annulation de la condamnation de Luders _ tout ceci dans une période de quatre heures d’horloge » [5]. Tirésias Simon Sam, le président de l’époque, capitula.

Je pourrais citer encore et encore d’autres exemples ou l’âme haïtienne a été mortifiée et pétrifiée. Mais à quoi cela servira, si ce n’est à faire monter la pression artérielle…C’est pourquoi beaucoup de penseurs qualifient le bicolore bleu et rouge comme celui « de la honte ». Tout ceci est la conséquence de l’Idéal de grandeur des pères-fondateurs de la nation.
Car, l’un des engagements de l’acte de 18 mai 1803 est la responsabilité de créer une nation. Cela implique des actions normatives allant dans le sens du bien-être de la population qui occupe cette péninsule. A ce niveau, on a failli. Les dirigeants haïtiens n’ont pas pu se mettre à la hauteur de l’héritage qui nous a été légué. On n’a pas su créer un espace où il fait bon de vivre ; au contraire, on l’abandonne à la première opportunité qui se présente. Parce que la vie est ailleurs.
C’est pourquoi il nous faut un 18 mai pour notre temps. Un engagement doit être pris, ensemble, en harmonisant politique et idéologies en faveur d’un engagement haïtien pour renouveler les promesses du 18 mai 1803.
_____________________________
Références :
[1] Camus, Albert. Les révoltés. Paris: Gallimard, 1951.
[2] Ibid.
[3] Blanchard, Gaston. La Formation de l’Esprit Scientifique: Contribution à une
Psychanalyse de la connaissance objective. Paris : Librairie
Philosophique J. Vrin, 1938.
[4] Léon, Joël. Haïti, plus de 200 ans d’ostracisme et de racisme de l’Occident ! Mondialisation, 20 janvier 2018. https://www.mondialisation.ca/haiti-plus-de-200-ans-dostracisme-et-de-racisme-de-loccident/5622438.
[5] Léon, Joël. L’abandon de la vocation internationale et humaniste de la Révolution haïtienne de 1804 est la conséquence de l’acte diplomatique infâme du 10 janvier 2019 ! Mondialisation, 14 janvier 2019. https://www.mondialisation.ca/labandon-de-la-vocation-internationale-et-humaniste-de-la-révolution-haïtienne-de-1804-est-la-conséquence-de-lacte-diplomatique-infâme-du-10-janvier-2019/5630041.
Joël Léon
Un texte savamment écrit par notre ami Joel Leon. En dépit des humiliations successives subies par notre bicolore, il demeure l’unique symbole qui nous rappelle que nous avons un pays à sauver, reconstruire et empêcher que les éternels vendeurs de patrie ne parviennent plus au faite du pouvoir. Vive le bicolore haitien. Bonne fête du drapeau, Joel Leon.
Merçi pour le partage Leon Joël
Mais, actuellement, si nous ouvrons n’importe quel livre d’histoire d’Haïti en classe primaire, il est dit que le drapeau fut créé en février 1803 à la petite rivière de l’ artibonite par Dessalines…
Merçi pour le partage Leon Joel
Actuellement, si nous ouvrons n’importe quel livre d’histoire d’Haïti en classe primaire, il est dit que le drapeau fut créé en février 1803 à la petite rivière de l’ artibonite par Dessalines…
J’ai mentionné les controverses autour du lieu, date…et que sais-je encore! Ce qui m’intéresse vraiment c’est le symbolisme autour de la création du drapeau. Je ne vais pas m’attarder sur les controverses…
Merci de transmettre l’information
Cela fait longtemps depuis qu’on a rectifié, dans les livres d’histoire d’Haïti, la vraie date de l’invention du drapeau haïtien, en février 1803, à la Petite Rivière de l’Artibonite, par Dessalines. Ce n’était pas la réalisation de Catherine Flon à l’Arcahaie.
Donc, ce problème est déjà résolu même au niveau de la section primaire…