Syrie: La chute de Bachar al-Assad marque-t-elle vraiment la victoire du Printemps arabe?

Syrie: La chute de Bachar al-Assad marque-t-elle vraiment la victoire du Printemps arabe?

Yves Pierre

Boukan News, 12/12/2024 – En ce froid décembre 2024, l’hiver syrien s’embrase. Treize ans après qu’un printemps de révoltes a secoué le monde arabe, c’est dans la rigueur hivernale que le régime Assad s’effondre, comme si l’histoire avait choisi de nous rappeler que les saisons politiques ne suivent pas toujours le calendrier. Alors que les images de liesse populaire à Damas inondent nos écrans, mes pensées voyagent entre un autre hiver, celui de Port-au-Prince 1986, et l’amphithéâtre printanier de Toulouse 1 Capitole où, il y a treize ans, je débattais passionnément avec le professeur Martin sur l’avenir du régime de Bachar al-Assad.

Rétrospective critique d’un débat académique

“Assad ne résistera pas au Printemps arabe”, argumentait avec rigueur le professeur Martin, tandis que je défendais, données à l’appui, la thèse de la résilience du régime. Nos échanges animés captivaient l’amphithéâtre, même si les autres étudiants, peut-être trop respectueux des hiérarchies universitaires, restaient spectateurs de nos joutes verbales. Aujourd’hui, force est de constater que les événements lui ont donné raison, mais d’une manière que ni lui ni moi n’aurions pu anticiper dans nos analyses les plus poussées.

Parallèles historiques : de Port-au-Prince à Damas

En tant qu’Haïtien ayant vécu la chute des Duvalier, je ne peux m’empêcher de voir les parallèles troublants entre ces deux moments historiques. L’euphorie qui envahit aujourd’hui les rues de Damas me rappelle celle qui submergeait Port-au-Prince en 1986. Cette même ivresse de la liberté retrouvée, ces mêmes espoirs démesurés, et hélas, peut-être, ces mêmes désillusions à venir.

La métamorphose paradoxale d’une révolution

La chute spectaculaire du régime Assad en à peine onze jours, après avoir résisté pendant treize ans aux vents du changement, soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Les vainqueurs du jour, le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS), sont loin d’incarner les idéaux démocratiques qui animaient les manifestants de 2011. Cher professeur Martin, votre prédiction s’est réalisée, mais la victoire n’est peut-être pas celle que vous espériez.

Dynamiques post-dictatoriales : enseignements comparés

L’expérience haïtienne nous enseigne que la chute d’un dictateur n’est que le premier pas d’un long chemin semé d’embûches. La Syrie devra affronter des défis similaires :

– La reconstruction d’un État dévasté par la guerre

– La réconciliation entre communautés déchirées

– La démilitarisation des esprits et des cœurs

– La construction d’institutions démocratiques crédibles

– La gestion du retour des millions de réfugiés

L’expérience haïtienne offre des leçons spécifiques. Après Duvalier, l’absence d’un processus de justice transitionnelle a permis aux anciennes structures de pouvoir de se maintenir sous de nouvelles formes. Les forces armées, censées être réformées, sont devenues un acteur politique déstabilisant. La multiplication des gouvernements provisoires a créé un cercle vicieux d’instabilité chronique. La Syrie devra éviter ces écueils tout en gérant une complexité supplémentaire : la dimension confessionnelle et ethnique de son tissu social.

Un contexte géopolitique complexe

La situation syrienne se complique davantage par son contexte régional. La Russie, l’Iran, la Turquie et les États-Unis continuent de poursuivre leurs intérêts divergents sur le territoire syrien. Le vide laissé par Assad risque de devenir un nouveau champ de bataille pour ces puissances, comme l’espace politique haïtien est devenu l’arène des influences étrangères après Duvalier.

L’échiquier régional se reconfigure rapidement. Le retrait forcé d’Assad modifie profondément l’axe de résistance iranien, fragilisant la position du Hezbollah au Liban. La Turquie, qui a longtemps soutenu l’opposition syrienne, se trouve dans une position ambivalente face à l’émergence du HTS. Son influence sur les groupes rebelles qu’elle a historiquement soutenus pourrait s’avérer cruciale dans la recomposition du paysage politique syrien.

La position d’Israël devient particulièrement délicate. La disparition d’un ennemi historique mais prévisible laisse place à une situation plus volatile. La présence potentielle de groupes islamistes à sa frontière nord pourrait modifier significativement sa doctrine sécuritaire régionale.

Quant à la Russie, sa défaite stratégique en Syrie, conjuguée à son enlisement en Ukraine, questionne sa capacité à maintenir son influence au Moyen-Orient. Ce double échec pourrait accélérer le processus de multipolarisation régionale, ouvrant la voie à de nouvelles configurations d’alliances.

Une transition sous haute surveillance

La communauté internationale observe avec inquiétude l’émergence du HTS comme force dominante. Les déclarations de modération de son leader, Abu Mohammad al-Jolani, rappellent étrangement les promesses non tenues de tant de transitions post-dictatoriales. L’histoire nous a appris à nous méfier des “nouveaux modérés” issus des mouvements radicaux.

Un message personnel au professeur Martin

Cher professeur, nos débats passionnés dans les amphithéâtres de Toulouse me manquent. Vous aviez raison sur la chute d’Assad, mais peut-être avais-je raison de craindre les conséquences d’un effondrement du régime sans alternative démocratique crédible. La Syrie se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins, comme l’était Haïti après Duvalier.

L’avenir incertain

Le véritable test pour la Syrie ne sera pas la célébration de la chute d’Assad, mais la capacité à construire un État stable, inclusif et démocratique sur les ruines de la dictature. L’expérience haïtienne nous rappelle que l’euphorie de la libération peut rapidement céder la place aux désillusions de la transition bloquée.

Les saisons de la révolution

L’ironie du calendrier n’échappe à personne. Ce qui a commencé comme un “Printemps” arabe trouve son dénouement syrien dans la froideur de décembre. Cette dissonance temporelle n’est peut-être pas qu’anecdotique. Elle symbolise le long détour qu’a pris l’histoire pour arriver à cette issue inattendue : la victoire non pas des forces démocratiques du printemps 2011, mais d’acteurs islamistes qui n’étaient alors que marginaux dans le soulèvement initial. Les saisons ont passé, les acteurs ont changé, et la nature même de la révolution syrienne s’est transformée.

Conclusion

Treize ans après nos débats académiques à Toulouse, la Syrie nous offre une leçon de complexité géopolitique. La chute de Bachar al-Assad démontre que même les régimes les plus enracinés peuvent s’effondrer sous le poids de leurs contradictions internes et des pressions externes. Cependant, elle nous rappelle aussi que la fin d’une dictature n’est pas nécessairement le début de la démocratie. Comme nous l’avons appris en Haïti, le plus dur commence maintenant.

L’analyse comparative entre les transitions haïtienne et syrienne révèle une constante historique : la chute d’un régime autoritaire ouvre une période d’incertitudes où les forces les mieux organisées, pas nécessairement les plus démocratiques, prennent souvent l’avantage. La victoire technique des opposants à Assad pourrait ainsi marquer, paradoxalement, l’échec des aspirations démocratiques initiales du Printemps arabe.

Professeur Martin, j’espère qu’un jour nous pourrons reprendre nos discussions, non plus sur les facteurs de résistance ou de fragilité du régime de Bachar al-Assad, mais sur les enseignements à tirer de cette transition complexe qui s’amorce en Syrie. Car si votre analyse s’est révélée juste sur la fin du régime, la question reste entière : s’agit-il vraiment d’une victoire du Printemps arabe ?

Yves Pierre, politologue

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