Penser la crise haïtienne à travers la vision de Jean Price-Mars

Penser la crise haïtienne à travers la vision de Jean Price-Mars

Edy Fils-Aimé

Boukan News, 01/03/2025 – La crise haïtienne, enracinée dans une histoire complexe de colonisation, d’indépendance révolutionnaire et de marginalisation économique, représente un défi multidimensionnel. Elle se manifeste par des tensions sociopolitiques persistantes, une instabilité économique chronique et des fractures culturelles exacerbées. Face à cette situation, il apparaît essentiel de revisiter les fondements intellectuels susceptibles d’éclairer une voie de sortie. Parmi les figures clés de la pensée haïtienne, Jean Price-Mars se distingue par sa critique des paradigmes coloniaux et son plaidoyer pour une réhabilitation de l’identité culturelle nationale (Ainsi parla l’oncle, Price-Mars, 1928). Cet article propose une analyse approfondie de la pensée de Price-Mars, à travers ses concepts majeurs, pour en évaluer la pertinence dans le cadre des défis contemporains d’Haïti. La réflexion s’articule autour de trois axes : le contexte historique de l’émergence de sa pensée, ses concepts-clés, et leur application à une lecture actuelle de la crise.

  1. Contexte historique et émergence de la pensée de Jean Price-Mars

L’émergence de la pensée de Jean Price-Mars est indissociable des bouleversements politiques et intellectuels du début du XXe siècle. Haïti, première République noire indépendante, vivait alors une période de transition difficile marquée par l’intervention étrangère et une aliénation culturelle profonde. En 1915, l’occupation américaine de Haïti (1915-1934) exacerba la marginalisation des traditions locales et renforça la domination des valeurs occidentales (Trouillot, 1990). C’est dans ce contexte de lutte contre l’impérialisme culturel et politique que Jean Price-Mars développa une pensée audacieuse en réponse aux défis identitaires et sociaux de son époque.

Son ouvrage Ainsi parla l’oncle (1928) ne fut pas qu’un plaidoyer pour la réhabilitation de la culture haïtienne. Il constitua une dénonciation des élites intellectuelles haïtiennes, qu’il accusait de mimer aveuglément les modèles européens au détriment des réalités locales. Price-Mars proposait un “retour aux sources”, basé sur une réappropriation du patrimoine africain et une réconciliation avec le passé esclavagiste et ses héritages culturels (Ainsi parla l’oncle, Price-Mars, 1928).

En s’inscrivant dans le courant de la Négritude – un mouvement intellectuel plus tard théorisé par Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, Césaire, 1955) et Léopold Sédar Senghor –, Price-Mars ouvrait la voie à une réflexion pionnière sur l’autodétermination culturelle et politique. Son travail constitue donc une étape fondatrice dans l’histoire des pensées postcoloniales.

  1. Les concepts-clés de la pensée de Price-Mars

2.1. Le “relatif culturel” : un antidote à l’aliénation intellectuelle

Jean Price-Mars introduit le concept de “relatif culturel” pour remettre en question les paradigmes universalistes imposés par l’Occident. Selon lui, chaque peuple possède une singularité culturelle façonnée par son histoire, son environnement et ses expériences collectives (Ainsi parla l’oncle, Price-Mars, 1928). Le “relatif culturel” constitue ainsi une invitation à évaluer les sociétés en fonction de leurs propres critères, et non à travers les prismes déformants de la modernité occidentale.

Ce concept représente une critique radicale de la tendance à importer des modèles étrangers, jugés universels, mais inadaptés aux réalités locales. Dans le cas d’Haïti, Price-Mars fustigeait les élites qui adoptaient les modes de vie européens tout en rejetant les pratiques populaires comme le vaudou (Dorsainvil, 1941). Cette attitude, qu’il qualifiait d’”aliénation culturelle”, alimentait, selon lui, une fracture sociale et renforçait la dépendance idéologique d’Haïti envers des modèles externes.

Un exemple contemporain de l’application du “relatif culturel” se trouve dans les initiatives locales visant à réhabiliter le créole comme langue d’enseignement dans les écoles haïtiennes. Malgré son statut de langue majoritaire, le créole a longtemps été dévalorisé au profit du français, perçu comme un symbole de prestige et d’élitisme. Aujourd’hui, des programmes soutenus par des ONG locales, comme l’initiative Lekòl Kominotè Matènwa sur l’île de la Gonâve, montrent comment l’enseignement en créole améliore les résultats scolaires en permettant aux élèves d’apprendre dans leur langue maternelle.

2.2. La valorisation du patrimoine africain : fondement d’une identité nationale

Pour Price-Mars, la richesse de l’identité haïtienne repose en grande partie sur son héritage africain, que les élites méprisaient souvent. Cet héritage, loin d’être un obstacle au développement, représentait un socle culturel et spirituel indispensable à la reconstruction nationale (Ainsi parla l’oncle, Price-Mars, 1928).

L’approche de Price-Mars visait également à réhabiliter le vaudou, considéré par lui non seulement comme une religion, mais aussi comme un système de valeurs, de connaissances et de pratiques enracinées dans les réalités haïtiennes (Dorsainvil, 1941). En reconnaissant la valeur intrinsèque de ces traditions, il espérait promouvoir une fierté nationale capable de surmonter l’assimilation culturelle et les stigmates hérités de l’esclavage.

Un exemple de cette valorisation se trouve dans le secteur touristique haïtien. Des festivals culturels comme le Festival international de Jacmel ou les célébrations annuelles de Fèt Gédé (la fête des morts vaudoue) attirent non seulement des Haïtiens, mais aussi des visiteurs étrangers. Ces événements contribuent à revaloriser les pratiques culturelles haïtiennes et à les intégrer dans une dynamique économique. En outre, des artistes comme Edouard Duval-Carrié intègrent des éléments vaudous dans leurs œuvres pour promouvoir cet héritage sur la scène internationale.

  1. Une lecture contemporaine de la crise haïtienne à travers Price-Mars

3.1. L’identité culturelle et la souveraineté : entre reconnaissance et transformation

Aujourd’hui, Haïti est confrontée à une crise identitaire alimentée par une dépendance économique et politique vis-à-vis des puissances étrangères. Le concept de “relatif culturel” de Price-Mars invite à une révision fondamentale des approches de développement. Par exemple, les interventions internationales en Haïti, qu’il s’agisse d’aides humanitaires ou de programmes de développement, se sont souvent révélées inefficaces parce qu’elles ignoraient les dynamiques culturelles locales (Trouillot, 1990). Une approche enracinée dans les réalités haïtiennes pourrait permettre d’élaborer des politiques plus adaptées et plus durables.

Par exemple, les efforts pour promouvoir l’agriculture locale à travers des coopératives comme Mouvman Peyizan Papay (MPP) illustrent comment des solutions enracinées dans les réalités locales peuvent être plus efficaces que des projets étrangers déconnectés. Le MPP soutient les petits agriculteurs haïtiens en valorisant des pratiques agricoles traditionnelles, adaptées au climat et aux ressources locales, plutôt que de dépendre de l’importation de produits agricoles subventionnés par des pays étrangers.

3.2. Le patrimoine africain comme moteur de cohésion sociale et économique

Le patrimoine africain haïtien reste encore sous-exploité comme levier de développement. À travers une reconnaissance institutionnelle accrue du vaudou et des arts populaires, Haïti pourrait renforcer sa cohésion sociale tout en créant des opportunités économiques. Par exemple, la mise en valeur de traditions culturelles dans le secteur touristique ou artistique pourrait générer des revenus et revaloriser l’image du pays sur la scène internationale (Dorsainvil, 1941).

3.3. Une gouvernance éclairée par une introspection historique

L’analyse de Price-Mars sur le rôle des élites reste particulièrement pertinente. Aujourd’hui encore, l’écart entre les classes dirigeantes et les aspirations populaires est une source majeure d’instabilité en Haïti (Ainsi parla l’oncle, Price-Mars, 1928). Une gouvernance inclusive, fondée sur une compréhension profonde des besoins et des aspirations des Haïtiens ordinaires, serait une voie prometteuse. Cela nécessiterait une rupture avec les pratiques traditionnelles d’exclusion et un dialogue national sincère.

  1. Analyse critique et limites de la pensée de Jean Price-Mars

Si la pensée de Jean Price-Mars a marqué une rupture majeure dans la réflexion sur l’identité haïtienne, elle présente également certaines limites. Tout d’abord, sa conception de l’identité culturelle, bien qu’émancipatrice, peut parfois sembler essentialiste. Dans un monde globalisé où les identités sont fluides et hybrides, comment concilier l’enracinement dans les traditions avec la nécessité de s’adapter aux dynamiques modernes ? (Césaire, 1955).

De plus, la valorisation du patrimoine africain, bien qu’importante, ne peut suffire à résoudre les défis structurels d’Haïti, notamment en matière de gouvernance, d’infrastructures et de gestion des ressources (Trouillot, 1990). Si Price-Mars offre une base culturelle et intellectuelle solide, il revient aux générations actuelles de penser des solutions économiques et politiques qui transcendent les seules dimensions identitaires.

  1. Conclusion : Vers une refondation nationale enracinée et ouverte

Revisiter la pensée de Jean Price-Mars pour comprendre la crise haïtienne offre une perspective précieuse et inspirante. Ses concepts de “relatif culturel” et de valorisation du patrimoine africain montrent que toute solution durable pour Haïti doit être enracinée dans les réalités locales et nourrie par une fierté nationale retrouvée. Cependant, l’héritage de Price-Mars ne doit pas être figé : il doit évoluer pour dialoguer avec les enjeux contemporains tels que les migrations, la mondialisation et la transition écologique. En combinant introspection culturelle et innovation politique, Haïti peut tracer une voie originale vers un avenir souverain, inclusif et prospère.

Edy Fils-Aimé

Edy Fils-Aimé- titulaire d’une maîtrise en travail social de l’Université du Nevada, à Reno, et est travailleur social agréé. Il occupe actuellement un poste de fonctionnaire au Capital District Psychiatric Center dans l’État de New York. Il est aussi est titulaire d’une maîtrise ès Science du Développement de l’Université d’Etat d’Haïti. Il est l’auteur de ‘’Gouvernance pour le développement local’’ publié en 2013 et de nombreux article d’analyses académiques. Fort de plus de 15 ans d’expérience au sein d’organisations internationales, notamment les Nations Unies et la Commission européenne, M. Fils-Aimé possède une expertise approfondie dans la gestion des problématiques de développement et humanitaires complexes. Cette perspective unique enrichit son travail et son plaidoyer sur des sujets tels que la gouvernance, le développement, les crises humanitaires et l’aide internationale.

 

Bibliographie

Price-Mars, Jean. Ainsi parla l’oncle. Port-au-Prince : Imprimerie de l’État, 1928.

Césaire, Aimé. Discours sur le colonialisme. Paris : Présence Africaine, 1955.

Trouillot, Michel-Rolph. Haiti: State Against Nation. New York : Monthly Review Press, 1990.

Dorsainvil, J.-C. Vodou et histoire d’Haïti. Port-au-Prince : Imprimerie de l’Université, 1941.

 

2 Comments

  1. L’analyse de Mr Fils Aime est d’une fraicheur revigorante..Toutefois, L’expression d’,une culture doit avoir un facies facilement identifiable et dans une grande mesure une purete relative..La problematique plus serieuse devient comment concilier la survie d’une identite culturelle avec la notion de porosite des frontieres et les croisements inevitables des cultures , fruit de l’emigration et des besoins de la globalisation.. NB : J’aimerais echanger svec Mr Fils Aime @9546282478. Bob Eugene

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