Le marché intérieur: une réponse structurelle aux chocs externes

Le marché intérieur: une réponse structurelle aux chocs externes

Yves Pierre

Boukan News, 02/23/2025 – La véritable réponse aux crises actuelles ne se trouve pas dans les couloirs du Vatican ou de l’Élysée, mais dans une refondation profonde du modèle économ/ique haïtien.

La récente analyse de Thomas Lalime sur l’impact des tarifs douaniers de la nouvelle administration américaine présidée par Donald Trump intervient dans un contexte particulièrement révélateur de la vulnérabilité haïtienne aux chocs externes. Alors que le président en exercice du Conseil Présidentiel de Transition, Leslie Voltaire, multiplie les rencontres diplomatiques en Europe – du Vatican à l’Élysée en passant par l’Organisation Internationale de la Francophonie – le gel brutal des financements américains, notamment du programme PEPFAR, menace l’ensemble du système de santé haïtien. Ces événements simultanés, loin d’être de simples coïncidences, révèlent un biais profond dans notre approche du développement économique du pays.

En se concentrant sur les effets immédiats de la politique commerciale américaine – baisse potentielle des transferts de la diaspora, menaces sur l’emploi dans la sous-traitance, vulnérabilité aux chocs inflationnistes externes – l’analyse de l’économiste haïtien Thomas Lalime dont la réputation n’est plus à faire dans le milieu, reste prisonnière d’un paradigme qui perpétue la dépendance structurelle d’Haïti.

En effet, l’argumentaire de Lalime, basé sur la théorie classique des avantages comparatifs, illustre parfaitement les limites de notre vision du développement. Quand la seule “opportunité” identifiée réside dans le renouvellement de la loi HOPE/HELP, c’est-à-dire dans le maintien d’un modèle économique extraverti, nous devons nous interroger sur la pertinence même de notre cadre d’analyse. Comme le soulignait déjà Anténor Firmin en 1885, cette fixation sur les marchés extérieurs et les “avantages comparatifs” masque une question plus fondamentale : existe-t-il véritablement un “marché haïtien” fonctionnel et intégré ?

Les paradoxes relevés par Lalime – vulnérabilité aux chocs externes, dépendance aux transferts, fragilité du secteur manufacturier – ne sont pas simplement des effets conjoncturels d’une guerre commerciale. Ils sont les symptômes d’un mal-développement plus profond, que Jean Price-Mars et Leslie F. Manigat avaient déjà identifié : l’absence d’une base économique nationale solide et intégrée.

À l’heure où les tensions commerciales internationales révèlent la fragilité des chaînes de valeur mondiales, il devient urgent de repenser notre modèle de développement. Non pas en cherchant de nouvelles niches dans le commerce international ou en espérant le maintien de préférences commerciales, mais en construisant enfin ce marché intérieur qui fait cruellement défaut à notre économie.

Cette approche territoriale du développement, loin d’être un repli autarcique, propose au contraire une nouvelle articulation entre local et global. Elle s’inscrit dans une tradition de pensée économique haïtienne trop souvent négligée, tout en répondant aux défis contemporains de résilience et d’autonomie économique.

  1. Au-delà des avantages comparatifs : repenser le paradigme du développement
  2. Les limites du modèle ricardien

L’analyse de Lalime, en s’appuyant sur la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, illustre parfaitement le piège dans lequel s’est enfermée la pensée économique haïtienne. Comme le soulignait déjà Anténor Firmin, cette théorie, loin d’être universelle, reflète avant tout les intérêts des économies dominantes. La spécialisation qu’elle préconise a conduit Haïti à une triple dépendance :

– Dépendance aux transferts de la diaspora (40% du PIB)

– Dépendance à la sous-traitance internationale

– Dépendance aux importations alimentaires (80% de la consommation)

  1. Les paradoxes structurels d’une économie fragmentée

Le concept de marché intérieur, tel que théorisé par François Perroux et Albert O. Hirschman, suppose l’existence d’un espace économique intégré. Or, la réalité haïtienne révèle plutôt :

  1. Une fragmentation territoriale

– Absence de connexions entre régions

– Déconnexion entre zones de production et de consommation

– Infrastructures inadéquates

  1. Une fragmentation fonctionnelle

– Secteur formel déconnecté (70% d’informalité)

– Chaînes de valeur brisées

– Absence d’articulation entre secteurs

  1. Quand le mal-développement se lit dans notre quotidien

Le débat sur les tarifs douaniers de Trump révèle, au-delà de ses aspects conjoncturels, une problématique plus profonde : celle d’un mal-développement structurel qui caractérise l’économie haïtienne depuis des décennies. Cette situation mérite une analyse approfondie qui dépasse le cadre des simples ajustements commerciaux pour questionner les fondements mêmes du modèle de développement.

  1. La vulnérabilité systémique aux chocs externes

La vulnérabilité de l’économie haïtienne aux chocs externes n’est pas une simple contingence mais le résultat d’une construction historique qui a progressivement déstructuré les capacités productives nationales. Cette vulnérabilité se manifeste principalement à travers deux dimensions critiques.

  1. Une dépendance alimentaire chronique

La dépendance alimentaire d’Haïti constitue peut-être l’expression la plus dramatique de ce mal-développement. Avec 80% des besoins alimentaires satisfaits par les importations, le pays se trouve dans une situation de vulnérabilité extrême face aux fluctuations des marchés internationaux. Ce paradoxe est d’autant plus saisissant que près de 50% de la population active travaille dans le secteur agricole. Cette dichotomie révèle une désarticulation profonde entre production et consommation.

L’analyse historique montre que cette situation n’est pas le fruit du hasard mais le résultat de politiques successives qui ont systématiquement négligé le développement agricole national. La libéralisation commerciale des années 1980-1990, imposée dans le cadre des programmes d’ajustement structurel, a notamment contribué à déstructurer les filières agricoles locales. L’effondrement de la production rizicole de l’Artibonite face aux importations américaines subventionnées illustre parfaitement ce processus de démantèlement des capacités productives nationales.

L’absence de circuits courts de distribution aggrave cette situation. Les marchés locaux, mal organisés et sous-équipés, ne permettent pas une circulation efficiente des produits agricoles sur le territoire national. Cette désorganisation favorise les importations au détriment de la production locale, créant un cercle vicieux de dépendance.

  1. Un secteur manufacturier déconnecté

Le secteur manufacturier haïtien, principalement concentré dans la sous-traitance textile, présente une configuration particulièrement problématique. Son orientation exclusive vers l’exportation, combinée à une faible valeur ajoutée locale, en fait un secteur économique largement déconnecté du reste de l’économie nationale.

Cette situation se caractérise par :

– Une absence quasi-totale d’intégration verticale : les intrants sont importés, seul l’assemblage est réalisé localement

– Une création d’emplois précaires et faiblement rémunérés

– Une absence de transferts technologiques significatifs

– Une dépendance totale vis-à-vis des donneurs d’ordres étrangers

Plus fondamentalement, ce secteur fonctionne comme une enclave économique, générant peu d’effets d’entraînement sur le reste de l’économie nationale. Les zones franches, présentées comme des pôles de développement, s’apparentent davantage à des îlots de production déterritorialisés.

  1. L’échec patent du modèle extraverti

L’espoir placé dans le renouvellement des accords HOPE/HELP illustre de manière paradigmatique les limites de la vision dominante du développement en Haïti. Comme l’analysait pertinemment Leslie F. Manigat, ces préférences commerciales, loin de constituer un levier de développement authentique, contribuent à perpétuer une dépendance structurelle.

Cette dépendance se manifeste à plusieurs niveaux :

  1. Une insertion internationale asymétrique

Le positionnement d’Haïti dans la division internationale du travail reste caractérisé par :

– Une spécialisation dans des activités à faible valeur ajoutée

– Une vulnérabilité aux décisions unilatérales des partenaires commerciaux

– Une incapacité à négocier des accords commerciaux équilibrés

– Une absence de stratégie d’industrialisation cohérente

  1. La persistance d’un modèle colonial

Plus fondamentalement, ce modèle de développement perpétue des schémas d’organisation économique hérités de la période coloniale :

– Une économie extravertie orientée vers la satisfaction des besoins externes

– Une déconnexion entre les secteurs exportateurs et le reste de l’économie

– Une dépendance technologique et financière croissante

– Une incapacité à mobiliser les ressources locales pour le développement national

  1. L’illusion des avantages comparatifs

La théorie des avantages comparatifs, souvent invoquée pour justifier cette spécialisation internationale, révèle ici ses limites. Dans le cas d’Haïti, elle a conduit à :

– Une spécialisation appauvrissante dans des activités à faible productivité

– Un blocage des possibilités de montée en gamme industrielle

– Une vulnérabilité accrue aux chocs externes

– Une incapacité à générer un processus d’accumulation endogène

Cette analyse des manifestations concrètes du mal-développement souligne l’urgence d’un changement radical de paradigme. Il ne s’agit plus d’ajuster marginalement un modèle fondamentalement défaillant, mais de repenser en profondeur les bases mêmes du développement économique haïtien. Cette réflexion doit nécessairement partir d’une analyse critique des échecs passés pour proposer une alternative viable, ancrée dans les réalités territoriales du pays.

III. Reconstruire l’économie haïtienne : le territoire comme fondation

La reconstruction de l’économie haïtienne exige un changement radical de paradigme, passant d’une approche centralisée et extravertie à une conception territoriale du développement. Cette transformation s’appuie sur les acquis théoriques du développement territorial endogène, tout en les adaptant aux spécificités du contexte haïtien.

  1. Le territoire comme matrice du développement

La théorie du développement territorial endogène, enrichie par les travaux de Bernard Pecqueur et Georges Benko, offre un cadre conceptuel particulièrement pertinent pour repenser le développement haïtien. Cette approche considère le territoire non pas comme un simple support d’activités économiques, mais comme un construit social complexe, porteur de ressources spécifiques et de potentialités de développement.

La reconstruction des circuits économiques locaux constitue la première manifestation de cette approche territoriale. Les Systèmes Agroalimentaires Localisés (SYAL), développés avec succès dans plusieurs pays d’Amérique latine, offrent un modèle prometteur. Dans la région de l’Artibonite, par exemple, la filière riz pourrait être repensée comme un SYAL intégré, associant production agricole, transformation locale, et commercialisation à travers des circuits courts. Cette approche permet non seulement d’optimiser l’intégration des chaînes de valeur, mais aussi de valoriser les savoir-faire locaux et les ressources territoriales spécifiques.

L’intégration du territoire national représente le deuxième pilier de cette approche. Elle nécessite un maillage infrastructurel cohérent, articulant différentes échelles territoriales. Les expériences de pays comme le Vietnam démontrent l’importance cruciale des infrastructures de connexion dans la construction d’un marché intérieur dynamique. Pour Haïti, cela implique non seulement la réhabilitation du réseau routier, mais aussi le développement de marchés régionaux modernisés et de systèmes de stockage décentralisés, permettant une meilleure régulation des flux commerciaux.

  1. Les fondements institutionnels du marché intérieur

L’émergence d’un marché intérieur fonctionnel repose sur trois piliers complémentaires : une politique d’aménagement cohérente, une réforme institutionnelle adaptée, et une politique industrielle territorialisée.

La politique d’aménagement doit s’inspirer des expériences réussies de développement territorial. Le modèle vietnamien des “triangles de croissance”, qui articule zones urbaines, industrielles et agricoles dans des ensembles territoriaux cohérents, offre des enseignements précieux. Pour Haïti, cela pourrait se traduire par la création de corridors économiques reliant les principales villes régionales, soutenus par des plateformes logistiques modernes. L’axe Saint-Marc – Gonaïves – Cap-Haïtien pourrait ainsi devenir un corridor de développement majeur, rééquilibrant le territoire national aujourd’hui trop centré sur Port-au-Prince.

La réforme institutionnelle constitue le deuxième pilier de cette transformation. L’expérience du Rwanda est particulièrement instructive : ce pays a réussi une formalisation progressive de son économie à travers des réformes institutionnelles adaptées aux réalités locales. Pour Haïti, cela implique la création d’institutions économiques décentralisées, capables d’accompagner les acteurs économiques locaux, et un système fiscal progressif qui encourage la formalisation sans l’imposer brutalement. La création de tribunaux de commerce départementaux et de guichets uniques pour les entrepreneurs illustre cette approche pragmatique.

La politique industrielle territoriale représente le troisième pilier de cette transformation. Elle s’articule autour du concept de filières territorialisées et de clusters productifs. Chaque région peut développer des spécialisations productives basées sur ses ressources et compétences spécifiques : la transformation du cacao dans le Nord, la production fruitière dans l’Artibonite, l’artisanat d’art dans le Sud. L’innovation locale joue un rôle crucial dans cette approche, non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen d’adapter les technologies aux contextes locaux et de créer des avantages compétitifs territoriaux.

  1. Une nouvelle gouvernance territoriale

La mise en œuvre de ce nouveau paradigme nécessite une gouvernance territoriale rénovée, basée sur la coopération entre acteurs publics, privés et société civile. Cette gouvernance doit être suffisamment souple pour s’adapter aux spécificités locales tout en maintenant une cohérence nationale. Les Comités de Développement Territorial, expérimentés avec succès dans plusieurs pays latino-américains, pourraient servir de modèle pour cette nouvelle forme de gouvernance participative.

Ce changement de paradigme implique une transformation profonde non seulement des structures économiques mais aussi des mentalités. Il s’agit de passer d’une vision du développement comme processus importé à une conception du développement comme construction territoriale collective. Cette transition est exigeante mais elle représente peut-être la seule voie vers un développement authentique et durable pour Haïti.

  1. De la dépendance à la résilience : une stratégie de transition

La transformation d’une économie dépendante en une économie résiliente nécessite une approche systémique qui redéfinit les relations entre les différentes composantes du système économique national. Cette transition implique non seulement une modification des structures productives, mais également une redéfinition des liens entre la diaspora et l’économie locale, ainsi qu’une réorientation stratégique des secteurs tournés vers l’exportation.

  1. La métamorphose des vulnérabilités en leviers de développement

La vulnérabilité apparente de l’économie haïtienne masque des potentialités significatives de développement endogène. Les transferts de la diaspora, qui représentent actuellement une forme de dépendance, peuvent devenir un puissant moteur de transformation économique. L’enjeu n’est pas tant de réduire ces transferts que de modifier qualitativement leur impact sur l’économie nationale. La création de fonds d’investissement territoriaux, alimentés par la diaspora et orientés vers des projets productifs locaux, permettrait de transformer ce flux financier en capital productif ancré dans les territoires. L’expérience du Mexique avec son programme “3×1” démontre la faisabilité d’une telle approche : chaque dollar investi par la diaspora est complété par des contributions des gouvernements local, régional et national, créant un effet multiplicateur significatif.

Le secteur de la sous-traitance, souvent critiqué pour son faible ancrage territorial, recèle également un potentiel de transformation important. Son intégration progressive dans le tissu économique local peut s’opérer à travers trois mécanismes complémentaires. Premièrement, le développement de relations d’approvisionnement avec des producteurs locaux, même modeste au départ, peut créer une dynamique d’apprentissage et d’amélioration des standards de production. Deuxièmement, le transfert de compétences techniques et managériales vers la main-d’œuvre locale peut catalyser l’émergence d’une classe d’entrepreneurs locaux. Troisièmement, l’augmentation progressive de la valeur ajoutée locale, à travers l’introduction de processus plus complexes et la maîtrise de nouvelles technologies, peut transformer ce secteur en véritable pôle de développement industriel.

  1. L’édification d’une économie résiliente

La construction d’une économie résiliente repose sur le développement simultané des capacités productives locales et le renforcement de l’intégration économique territoriale. Cette approche s’inspire de la théorie des systèmes productifs locaux, tout en l’adaptant aux spécificités du contexte haïtien.

Le développement des capacités productives locales s’articule autour de trois axes complémentaires. L’agriculture durable constitue le premier pilier de cette transformation. Au-delà de la simple production alimentaire, il s’agit de développer une agriculture écologiquement responsable et économiquement viable, capable de répondre aux besoins locaux tout en préservant les ressources naturelles. La transformation locale des produits agricoles représente le deuxième axe, permettant de capturer une plus grande part de la valeur ajoutée et de créer des emplois non agricoles en milieu rural. Le troisième axe concerne le développement des services de proximité, essentiels pour améliorer la qualité de vie dans les territoires et créer des opportunités d’emploi local.

L’intégration économique territoriale constitue la clé de voûte de cette stratégie de résilience. Elle se matérialise à travers trois dimensions interconnectées. Les marchés rég/ionaux, conçus comme des pôles d’agrégation et de distribution, jouent un rôle central dans l’organisation des flux économiques territoriaux. Les circuits courts, qui rapprochent producteurs et consommateurs, permettent de réduire les coûts de transaction et de maximiser les retombées économiques locales. Enfin, l’économie circulaire, en optimisant l’utilisation des ressources et en minimisant les déchets, contribue à la durabilité environnementale et économique du système.

Cette transition vers une économie résiliente nécessite un changement de paradigme dans la conception même du développement économique. Il ne s’agit plus de chercher des solutions externes aux problèmes internes, mais de mobiliser les ressources territoriales dans une perspective de développement endogène. Cette approche ne nie pas l’importance des relations économiques internationales, mais les replace dans une perspective où l’économie nationale, renforcée et intégrée, peut interagir de manière plus équilibrée avec l’économie mondiale.

Vers une insertion intelligente dans l’économie mondiale

Les tensions commerciales internationales, loin d’être une simple menace, offrent l’opportunité de repenser fondamentalement notre modèle de développement. Comme le soulignaient nos penseurs nationaux, la véritable réponse aux chocs externes ne réside pas dans la recherche de nouvelles niches d’exportation, mais dans la construction d’une économie nationale intégrée et résiliente.

Cette approche territoriale du développement ne signifie pas un repli autarcique. Au contraire, elle propose de repenser l’articulation entre local et global à partir d’une base économique nationale solide. C’est peut-être là que réside la véritable riposte aux incertitudes du commerce international : non pas dans les préférences commerciales temporaires, mais dans la construction patiente d’une économie nationale capable de résister aux chocs externes tout en participant activement aux échanges internationaux.

 

Yves Pierre, politologue

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