Le déni d’information sur l’avant-projet de constitution: Une violation flagrante du droit des citoyens haïtiens

Le déni d’information sur l’avant-projet de constitution: Une violation flagrante du droit des citoyens haïtiens

 

Yves Pierre

BOUKAN NEWS, 06/24/2025 – Le 21 mai 2025, dans une cérémonie solennelle à la Villa d’Accueil, le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) a officiellement reçu l’avant-projet de la nouvelle Constitution de la République d’Haïti des mains du Comité de Pilotage de la Conférence Nationale, dirigé par l’ancien Premier ministre Enex Jean-Charles. Cet événement, présenté comme « une étape décisive dans la refondation de notre nation », devait marquer le début d’un vaste dialogue national autour de ce texte fondateur.

Pourtant, près d’un mois après cette remise officielle, les citoyens haïtiens se trouvent dans l’impossibilité d’accéder au document qui est censé régir leur avenir institutionnel. Cette situation constitue une violation grave du droit à l’information et du devoir d’informer qui incombe aux autorités publiques, remettant en question la légitimité même du processus constitutionnel en cours.

Un document fantôme: L’inaccessibilité généralisée

  • L’absence dans les administrations publiques

Malgré les annonces officielles et les déclarations solennelles sur l’importance historique de ce document, l’avant-projet de constitution demeure introuvable dans les principales administrations publiques de l’État haïtien. Les citoyens qui se rendent dans les bureaux gouvernementaux, les mairies, les préfectures, à la Villa d’Accueil où se logent les neuf conseillers-présidents et le premier ministre, aux « Presses Nationales » ou même au Palais National se heurtent à un mur de silence et d’indisponibilité.

Cette absence physique du document dans les lieux où les citoyens sont en droit de s’attendre à le trouver révèle soit une négligence coupable des autorités, soit une volonté délibérée de limiter l’accès à l’information. Dans les deux cas, cela constitue une entrave inadmissible à l’exercice des droits civiques.

  • Le Vide Numérique

L’ère numérique devrait normalement faciliter l’accès aux documents publics. Pourtant, une recherche exhaustive sur les sites internet officiels du gouvernement haïtien, du CPT, des ministères et des institutions publiques ne permet pas de localiser l’avant-projet de constitution.

Le site officiel du gouvernement (communication.gouv.ht), qui se présente comme « un système d’informations gouvernementales qui réunit en un seul portail, les actualités du gouvernement, les informations utiles au citoyen et les services publics », ne propose aucun lien de téléchargement du document. Cette carence est d’autant plus troublante que le même site publie régulièrement des communiqués vantant les mérites du processus constitutionnel.

Une violation du cadre juridique fondamental 

  • Le Droit Constitutionnel à l’information

L’article 43 de la Constitution haïtienne de 1987 dispose clairement : « Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française, aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. »

Cette disposition constitutionnelle établit un devoir impératif pour l’État de rendre publics tous les documents touchant à la vie nationale. Un avant-projet de constitution, par sa nature même, constitue l’essence de ce qui « touche la vie nationale ». Son inaccessibilité représente donc une violation directe de la Loi fondamentale.

  • Le Devoir d’Informer des Autorités Publiques 

L’article 43-1 de la même Constitution précise que « l’Administration publique est tenue à l’obligation de mettre à la disposition des citoyens les informations nécessaires à la bonne compréhension des politiques publiques mises en œuvre. »

Quel document pourrait être plus crucial pour « la bonne compréhension des politiques publiques » qu’un avant-projet de constitution qui prétend refonder l’État haïtien ? L’impossibilité pour les citoyens d’accéder à ce texte constitue une violation flagrante de ce devoir constitutionnel.

  • Les engagements internationaux

Haïti est signataire de plusieurs instruments internationaux qui garantissent le droit à l’information, notamment:

– L’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme

– L’article 19 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques

– L’article 13 de la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme

Ces engagements internationaux renforcent l’obligation pour l’État haïtien de garantir l’accès à l’information publique.

Les Conséquences Démocratiques Désastreuses

  • Un Processus Participatif Vidé de Son Sens

Le Comité de Pilotage avait annoncé une période de consultation publique d’un mois (du 22 mai au 21 juin 2025) pour permettre aux citoyens de formuler leurs commentaires et recommandations. Comment peut-on demander au peuple de commenter un document qu’il ne peut pas consulter ? Cette consultation devient alors une mascarade démocratique, un simulacre de participation citoyenne.

Le Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé avait déclaré : « Le moment est venu pour le peuple haïtien, dans toute sa diversité, de se rassembler autour de cet avant-projet, de l’analyser avec rigueur et sérénité, et de participer activement à un débat citoyen, ouvert, constructif et respectueux des différences. » Ces paroles sonnent cruellement vides quand le document reste inaccessible.

  • L’exclusion de la majorité

Cette inaccessibilité exclut de facto la grande majorité des citoyens haïtiens du débat constitutionnel. Seuls ceux qui ont des connexions privilégiées avec le pouvoir ou qui ont eu accès au document par des canaux informels peuvent participer au processus. Cette situation crée une démocratie à deux vitesses où l’élite informée débat pendant que le peuple reste dans l’ignorance.

  • La remise en question de la légitimité

Un processus constitutionnel qui se déroule dans l’opacité et l’inaccessibilité perd toute légitimité démocratique. Comment le peuple haïtien peut-il avoir confiance en une nouvelle constitution élaborée dans de telles conditions ? Comment peut-on parler de « refondation de l’État » quand les fondements mêmes de cette refondation restent cachés ?

Les responsabilités institutionnelles

  • Le Conseil Présidentiel de Transition

Le CPT, en tant que dépositaire de l’avant-projet, porte la responsabilité première de sa diffusion. Son silence et son inaction constituent une faute grave dans l’exercice de ses responsabilités transitoires. Le président en exercice du CPT, Fritz Alphonse Jean, qui avait promis « le lancement d’une campagne d’information communautaire destinée à vulgariser le contenu de l’avant-projet », n’a manifestement pas tenu ses engagements.

  • Le gouvernement de transition 

Le Premier ministre et son gouvernement, qui ont reçu officiellement le document, ont le devoir de le rendre accessible aux citoyens. Leur incapacité ou leur refus de le faire engage leur responsabilité politique et morale.

  • Le comité de pilotage

Le comité de pilotage de la Conférence Nationale, dirigé par Enex Jean-Charles, qui a élaboré l’avant-projet, devrait également veiller à sa diffusion publique. Son silence complice alimente les soupçons sur la nature réelle du processus.

Une Fracture Linguistique Aggravante

  • L’absence de version créole

Comble de l’ironie, bien que les communiqués officiels mentionnent que le document a été « rédigé en français et en créole », aucune version créole n’existe réellement. Cette situation exclut d’emblée la majorité de la population haïtienne qui parle principalement le créole.

Cette absence de traduction créole constitue une violation supplémentaire de l’article 5 de la Constitution qui reconnaît le créole comme langue officielle et de l’article 43 qui exige la publication « en langues créole et française » des documents touchant la vie nationale.

Les Questions Troublantes

  • Une Stratégie Délibérée?

L’inaccessibilité généralisée de l’avant-projet soulève la question de savoir s’il s’agit d’une négligence ou d’une stratégie délibérée. Plusieurs éléments suggèrent que cette opacité pourrait être voulue:

– L’absence de publication sur tous les canaux officiels

– Le silence des autorités face aux demandes d’accès

– L’absence de traduction créole malgré les annonces

– La poursuite du processus malgré cette inaccessibilité

  • Que cache cet avant-projet?

Cette volonté apparente de maintenir le document hors de portée du public alimente naturellement les interrogations sur son contenu. Quelles dispositions l’avant-projet contient-il pour justifier un tel secret? Quels sont les enjeux si sensibles qu’ils nécessitent de maintenir la population dans l’ignorance?

Les exigences démocratiques

  • La publication immédiate

Les autorités haïtiennes doivent immédiatement procéder à la publication intégrale de l’avant-projet sur tous les canaux officiels, notamment :

– Les sites internet gouvernementaux

– Les journaux officiels

– Les administrations publiques

– Les médias publics

  • La version créole

Conformément aux exigences constitutionnelles et aux principes démocratiques, une version créole complète doit être élaborée et diffusée sans délai.

  • Une nouvelle période de consultation  

Étant donné que la période de consultation officielle s’est déroulée sans que les citoyens puissent accéder au document, une nouvelle période de consultation réelle doit être organisée après la publication effective du texte.

  • La transparence du processus 

Toutes les étapes ultérieures du processus constitutionnel doivent se dérouler dans la transparence totale, avec un accès libre et gratuit à tous les documents et délibérations.

L’écho médiatique: Une prise de conscience nécessaire

Le 25 avril 2025, soit près d’un mois avant la remise officielle de l’avant-projet de constitution, la chaîne TV Image diffusait un éditorial intitulé « Le droit à l’accès à l’information ». Cette intervention médiatique, qui a enregistré 582 vues et 23 likes, prenait une résonance particulièrement prophétique au regard des événements qui allaient suivre.

L’éditorial soulignait avec justesse que « l’accès à l’information est crucial pour permettre aux gens de comprendre ce qui se passe dans leur pays et de faire face aux défis actuels ». Ces paroles prenaient une dimension presque prémonitoire, tant elles décrivaient exactement la situation que vivraient les citoyens haïtiens quelques semaines plus tard face à l’inaccessibilité de l’avant-projet constitutionnel.

Il est particulièrement ironique qu’un média local ait ressenti le besoin de rappeler l’importance du droit à l’information quelques semaines avant que ce même droit ne soit bafoué de manière aussi flagrante par les autorités de transition. Cette coïncidence temporelle souligne à quel point la question de l’accès à l’information était déjà une préoccupation légitime dans le contexte haïtien.

L’éditorial insistait sur le fait que « lorsque les citoyens ont accès à des informations fiables, ils sont mieux équipés pour prendre des décisions éclairées et participer activement à la vie publique, surtout lorsqu’ils doivent faire face à des situations complexes ou critiques ». Ces mots résonnent aujourd’hui comme un plaidoyer non entendu par les autorités qui ont choisi l’opacité plutôt que la transparence.

Le contraste est saisissant entre ce plaidoyer médiatique pour le droit à l’information et la réalité du déni d’information orchestré autour de l’avant-projet constitutionnel. Pendant qu’un média indépendant sensibilisait la population sur l’importance de ce droit fondamental, les autorités préparaient déjà un processus qui allait le violer de manière systémique.

Cette situation illustre parfaitement le fossé qui existe entre les aspirations démocratiques exprimées par la société civile et les pratiques antidémocratiques des autorités de transition. Elle montre aussi le rôle crucial que peuvent jouer les médias indépendants dans la défense des droits citoyens, même quand les institutions officielles les bafouent.

Un déni démocratique inacceptable  

Le déni d’information sur l’avant-projet de constitution constitue une atteinte grave aux droits fondamentaux des citoyens haïtiens et aux principes démocratiques les plus élémentaires. Cette situation révèle soit une incompétence criante des autorités de transition, soit une volonté délibérée d’exclure le peuple d’un processus qui le concerne au premier chef.

Dans un pays déjà fragilisé par des crises multiples, cette opacité constitutionnelle ne peut qu’aggraver la défiance envers les institutions et compromettre toute légitimité du processus de refondation de l’État.

Les autorités haïtiennes doivent comprendre qu’aucune constitution ne peut être légitime si elle naît dans l’ombre et le secret. La démocratie exige la transparence, la participation et l’information. Sans ces éléments, le processus constitutionnel en cours ne sera qu’une mascarade de plus dans l’histoire tourmentée d’Haïti.

Il est encore temps de corriger cette dérive antidémocratique. Mais cela nécessite une volonté politique que les autorités de transition n’ont pas encore manifestée. Le peuple haïtien mérite mieux qu’un processus constitutionnel opaque. Il mérite la vérité, la transparence et le respect de ses droits fondamentaux.

L’histoire jugera sévèrement ceux qui auront tenté de refonder l’État haïtien en excluant le peuple de cette refondation. Car une constitution élaborée sans le peuple et contre le peuple ne sera jamais la constitution du peuple.

Yves Pierre, politologue

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