La descente aux enfers d’Haïti : Chronique d’un leadership défaillant

Boukan News, 10/18/2024 – Dans un pays ravagé par une crise sécuritaire et humanitaire sans précédent, les dirigeants haïtiens semblent avoir perdu tout sens des réalités et des responsabilités. Cette chronique décortique l’effrayante spirale dans laquelle s’enfonce Haïti, mettant en lumière l’abyssale défaillance d’une classe politique plus préoccupée par ses querelles intestines que par le salut de la nation.
Introduction
L’enfer a un nom en Haïti, et il se décline en multiples lieux. De Pont-Sondé à l’Arcahaie, en passant par Léogâne et Port-au-Prince, le pays tout entier est plongé dans un chaos sécuritaire sans précédent. Le crépitement des armes automatiques résonne désormais comme le battement de cœur macabre d’un pays à l’agonie, tandis que ses dirigeants, enfermés dans leur tour d’ivoire, semblent sourds aux cris de détresse d’une nation qui sombre.
Cette descente aux enfers, loin d’être un accident de l’histoire, est le fruit amer d’années de gouvernance défaillante et d’un leadership en faillite. Chaque jour qui passe voit l’emprise des gangs se renforcer, leur audace grandir, tandis que l’État, tel un château de cartes, s’effondre sous le poids de son incompétence et de sa corruption.
L’horreur de Pont-Sondé : un symbole de l’effondrement de l’État
Le 4 octobre 2024, Pont-Sondé, dans le département de l’Artibonite, est devenu le théâtre d’un massacre qui a horrifié le monde entier. Au moins 70 personnes, dont des femmes et des enfants, ont été sauvagement assassinées par les membres du gang Gran Grif. Les images sont insoutenables : des corps gisent dans les rues, beaucoup avec des blessures par balle à la tête. Parmi les victimes, une jeune mère et son nouveau-né, symboles déchirants de l’innocence fauchée par une violence aveugle.
Le bilan humain est effroyable : au moins 16 personnes ont été grièvement blessées, et parmi les morts, on compte 10 femmes et 3 enfants. Une porte-parole de la Commission pour le Dialogue, la Réconciliation et la Sensibilisation pour Sauver l’Artibonite a rapporté à une station de radio de la Capitale que de nombreux corps jonchaient les rues. Les gangs ont également incendié au moins 45 maisons et 34 véhicules, forçant les résidents à fuir dans la panique. Des vidéos de l’attaque montrent des centaines de personnes courant pour sauver leur vie : voilà l’image d’un pays abandonné par ses dirigeants.
La réponse du gouvernement à ce massacre est emblématique de la faillite du leadership haïtien. L’envoi d’une unité d’élite de la police depuis la capitale et la fourniture de matériel médical à l’unique hôpital de la région, débordé par l’afflux de blessés, apparaissent comme des mesures dérisoires face à l’ampleur de la tragédie. Les paroles du Premier ministre Garry Conille, qualifiant l’attaque de “crime odieux” et d’”attaque contre toute la nation haïtienne”, sonnent creux face à l’inaction chronique qui a permis à la situation de dégénérer à ce point.
Plus troublant encore, Luckson Elan, le chef du gang Gran Grif récemment sanctionné par l’ONU, a eu l’audace de blâmer l’État et les victimes pour ces attaques dans un message audio partagé le jour même du massacre. Il a accusé sans preuve les résidents de Pont-Sondé de rester passifs pendant que ses “soldats” étaient tués par la police ou des groupes de vigilance. Cette rhétorique perverse illustre à quel point les gangs se sentent intouchables, opérant ouvertement et défiant l’autorité de l’État avec une impunité totale.
Une transition politique enlisée dans des querelles intestines
À quelques kilomètres des zones de guerre urbaine comme Pont-Sondé, dans les bureaux climatisés de la Villa d’Accueil, espace servant désormais de siège de la présidence, se joue une autre tragédie : celle d’une classe politique déconnectée, engagée dans une lutte fratricide pour le contrôle des vestiges d’un État en déliquescence. Le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) et le gouvernement intérimaire, censés guider le pays vers un avenir meilleur, s’affrontent dans un ballet grotesque de pouvoir.
L’origine de ce conflit remonte à la formation même de ces entités, chacune revendiquant une légitimité contestée par l’autre. Le CPT, fruit de négociations ardues entre différentes factions politiques et de la société civile, se veut l’organe suprême de la transition. Le gouvernement intérimaire, pourtant émanation du CPT, quant à lui, s’appuie sur une interprétation controversée de la constitution pour justifier ses actions et son contrôle sans partage de l’Administration.
Les points de discorde sont nombreux et paralysants. La nomination des hauts fonctionnaires devient un champ de bataille, chaque camp cherchant à placer ses pions. Le contrôle des maigres ressources de l’État fait l’objet d’âpres négociations, quand il ne donne pas lieu à des détournements purs et simples.
Ces querelles politiques atteignent parfois des niveaux alarmants, menaçant de dégénérer en violence ouverte. Pendant que les habitants de Pont-Sondé enterrent leurs morts, que ceux de l’Arcahaie barricadent leurs maisons dans l’espoir vain de résister à la prochaine attaque, et que Léogâne retient son souffle, les dirigeants haïtiens semblent vivre dans une réalité parallèle, obsédés par des querelles de prérogatives et des luttes d’ego.
Une transition politique gangrénée par la corruption
Si les querelles politiques minent la gouvernance du pays, la corruption généralisée achève de saper les fondements de l’État. La transition, qui se voulait une « transition de rupture » loin d’être un nouveau départ, apparaît comme une occasion de plus pour certains de s’enrichir sur le dos d’une nation exsangue.
Les exemples abondent : détournements de fonds destinés aux renseignements du Palais national et des programmes sociaux, nominations douteuses à des postes clés, contrats publics attribués sans transparence. L’affaire des 100 millions de gourdes, impliquant trois conseillers présidentiels accusés par l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC), illustre l’ampleur du problème. Plus inquiétant encore, ces accusations semblent être utilisées comme des armes politiques, certains dirigeants étant accusés d’orchestrer des “montages” contre leurs rivaux.
Cette corruption endémique n’est pas sans conséquences. Elle affaiblit davantage des institutions déjà fragiles, aggrave la pauvreté en détournant des ressources essentielles, et surtout, elle érode ce qui reste de confiance entre les citoyens et leurs dirigeants. Dans un pays où la méfiance envers le politique est déjà profondément ancrée, chaque scandale de corruption est un clou de plus dans le cercueil de la démocratie haïtienne.
Un vide sécuritaire abyssal
Pendant que les élites politiques se déchirent pour le contrôle d’un État fantôme, le pays réel sombre dans un chaos sécuritaire sans précédent. Les chiffres sont glaçants : plus de 60% de la capitale serait sous le contrôle de gangs armés. Les kidnappings ont atteint des niveaux record, touchant toutes les couches de la société. La violence quotidienne a transformé de larges portions du territoire en zones de non-droit.
Face à cette déferlante criminelle, la réponse des autorités est aussi inadéquate qu’insuffisante. La Police Nationale d’Haïti (PNH), sous-équipée, sous-payée et démoralisée, est incapable de faire face à des gangs souvent mieux armés qu’elle. Les quelques opérations menées sont au mieux des coups d’épée dans l’eau, au pire des occasions de nouvelles violations des droits humains.
L’inaction et l’incompétence des dirigeants face à cette crise sécuritaire sont criantes. Aucune stratégie cohérente de lutte contre l’insécurité n’a été mise en place. Les budgets alloués à la sécurité restent dérisoires au regard des besoins. Plus grave encore, certains responsables politiques semblent plus préoccupés par leurs querelles de pouvoir que par la protection des citoyens.
Le coût humain de l’impasse politique
Pendant que les élites se disputent les lambeaux du pouvoir, c’est tout un peuple qui paie le prix fort de leur incompétence et de leur égoïsme. La détérioration des conditions de vie en Haïti a atteint un niveau catastrophique, transformant une crise politique en véritable tragédie humanitaire.
L’insécurité alimentaire, fléau chronique en Haïti, a pris des proportions alarmantes. Selon les dernières estimations, près de la moitié de la population se trouve en situation d’insécurité alimentaire aiguë. Dans certaines zones rurales et dans les bidonvilles de Port-au-Prince, la faim n’est plus une menace, mais une réalité quotidienne.
Le système de santé, déjà fragile avant la crise, est au bord de l’effondrement. De nombreux hôpitaux et cliniques ont fermé leurs portes, faute de personnel, de médicaments ou de sécurité. La résurgence d’épidémies comme le choléra, que l’on croyait maîtrisées, illustre de manière tragique l’abandon sanitaire dont souffre la population.
L’éducation, clé du développement et de l’avenir du pays, n’est pas épargnée. Des centaines d’écoles restent fermées, soit par manque de moyens, soit par peur des violences. On estime à plus d’un million le nombre d’enfants haïtiens privés d’éducation. Une génération entière risque ainsi d’être sacrifiée sur l’autel de l’incompétence politique et de l’insécurité généralisée.
Face à ce tableau apocalyptique, de nombreux Haïtiens n’ont d’autre choix que l’exil. Les départs, souvent dans des conditions périlleuses, se multiplient. Qu’il s’agisse de traversées maritimes désespérées vers la Floride ou de périples terrestres à travers l’Amérique latine, ces exodes massifs témoignent d’un pays qui se vide de ses forces vives.
La faillite morale d’une classe dirigeante
L’attitude des dirigeants haïtiens face à cette crise multidimensionnelle relève de la faillite morale. Leur comportement traduit une déconnexion profonde avec les réalités du terrain et les souffrances de leur peuple.
Alors que le pays s’enfonce chaque jour davantage dans le chaos, les querelles politiciennes continuent de monopoliser l’attention et l’énergie des élites. Les débats stériles sur les prérogatives constitutionnelles ou les manœuvres pour le contrôle de ministères fantômes semblent surréalistes au regard de l’urgence de la situation.
Les conflits d’autorité paralysent le fonctionnement même du gouvernement. Lors d’un récent conseil des ministres, des ordres contradictoires donnés par le Premier ministre et le président du Conseil Présidentiel ont mis en lumière l’absence d’une hiérarchie claire, entravant la prise de décision et l’action gouvernementale.
Le discours politique, déconnecté des préoccupations quotidiennes de la population, sonne de plus en plus creux. Quand les dirigeants daignent s’adresser à la nation, c’est pour faire des promesses qu’ils savent ne pas pouvoir tenir. L’absence de projet national fédérateur, capable de transcender les clivages et de mobiliser les énergies, est criante.
Face à ces incidents embarrassants qui révèlent l’ampleur de la crise de leadership, le gouvernement tente de contrôler le narratif en diffusant des informations trompeuses. Ces tentatives maladroites de manipulation de l’opinion publique illustrent une volonté de masquer la réalité plutôt que d’affronter les problèmes de front, ajoutant le mensonge à l’incompétence.
Plus grave encore, par leurs querelles incessantes et leur corruption, ces dirigeants contribuent activement à l’aggravation de la crise. Chaque jour de paralysie politique est un jour de plus où les gangs renforcent leur emprise, où l’économie s’enfonce, où des vies sont brisées. Les opportunités de réformes et d’actions décisives sont systématiquement gâchées, sacrifiées sur l’autel des intérêts personnels et des calculs à court terme.
L’urgence d’un sursaut national face à l’abîme
Le tableau que nous venons de brosser est plus qu’une simple crise – c’est le portrait d’une nation au bord de l’effondrement total. Le massacre de Pont-Sondé, avec ses 70 victimes innocentes, n’est pas seulement une tragédie isolée, mais le symptôme le plus sanglant d’un État en déliquescence. Pendant que le peuple haïtien s’enfonce chaque jour davantage dans un enfer fait d’insécurité, de faim et de désespoir, ses supposés leaders semblent avoir abandonné le navire, trop occupés à se disputer les miettes d’un pouvoir fantôme.
Cette descente aux enfers n’est pas une fatalité. Elle est le résultat direct d’années de leadership défaillant, d’une classe politique qui a systématiquement fait passer ses intérêts avant ceux de la nation. Les incidents récents à la Villa d’Accueil, transformant le siège du pouvoir en arène de combats politiques, contrastent de manière choquante avec l’horreur vécue par les citoyens de Pont-Sondé, et l’angoisse des populations de l’Arcahaie, de Léogâne et de tant d’autres villes tenaillées par la peur.
L’urgence d’un sursaut national n’a jamais été aussi criante. Ce sursaut ne peut venir que d’un changement radical dans la conception même du leadership en Haïti. Il est temps de tourner la page des hommes providentiels et des clans politiques pour embrasser un leadership collectif, ancré dans les réalités du pays et tourné vers l’avenir. La situation à Pont-Sondé doit être un électrochoc, un point de non-retour qui force les dirigeants à sortir de leur léthargie et de leurs querelles stériles.
Ce sursaut nécessite des actions concrètes et immédiates:
- Une trêve politique immédiate entre le CPT et le gouvernement intérimaire, mettant fin aux luttes de pouvoir qui paralysent l’action de l’État et assombrissent l’horizon démocratique.
- La mise en place d’un plan d’urgence national de sécurité, mobilisant toutes les ressources disponibles pour reprendre le contrôle des zones sous l’emprise des gangs et sécuriser la frontière.
- Une réforme en profondeur des forces de sécurité, incluant un programme de formation intensive et d’équipement adéquat de la Police Nationale d’Haïti.
- L’établissement d’un gouvernement d’union nationale, incluant des représentants de la société civile, pour gérer la transition et préparer des élections crédibles.
- Un appel à l’aide internationale coordonnée, non seulement pour l’assistance sécuritaire mais aussi pour un soutien humanitaire d’urgence aux populations les plus touchées.
L’histoire d’Haïti est riche d’épreuves surmontées et de résilience. Aujourd’hui, plus que jamais, le pays a besoin de se reconnecter avec cet héritage de lutte et de fierté. Il a besoin de dirigeants capables de voir au-delà de leurs intérêts immédiats, de transcender les clivages pour mobiliser l’immense potentiel du peuple haïtien vers un projet de renaissance nationale.
L’alternative à ce sursaut est trop sombre pour être envisagée : celle d’un État définitivement failli, livré aux gangs et à la misère, rayé de la carte des nations fonctionnelles. Le choix qui s’offre aux dirigeants haïtiens est donc existentiel : soit ils trouvent en eux les ressources pour s’élever à la hauteur du défi et entrer dans l’histoire comme ceux qui ont su, au bord du gouffre, inverser le cours de la descente aux enfers ; soit ils resteront comme les fossoyeurs d’une nation, ceux qui, par leur petitesse, ont précipité la chute finale d’un pays jadis symbole de liberté et d’espoir.
L’horloge tourne, et avec chaque seconde qui passe, c’est l’avenir même d’Haïti qui se joue. Les cris des victimes de Pont-Sondé, les pleurs des enfants affamés, la peur des citoyens prisonniers de leurs quartiers : voilà les voix que les dirigeants doivent enfin entendre. Il est plus que temps que le leadership haïtien se réveille de sa torpeur et agisse – avant qu’il ne soit définitivement trop tard. Le peuple haïtien mérite mieux que des dirigeants qui l’ont abandonné à son sort. Il mérite des leaders à la hauteur de son courage, de sa résilience et de ses aspirations à une vie digne et sûre.
Yves Pierre, politologue engagé