Haïti et les Conséquences d’une Énième Transition Désordonnée

Haïti et les Conséquences d’une Énième Transition Désordonnée

Joseph W. Alliance

Boukan News, 11/04/2024 – L’histoire politique d’Haïti de l’ère post-1986 est une chronique de transitions politiques inachevées et désordonnées, qui, loin de stabiliser le pays, semblent l’enfoncer davantage dans l’instabilité. Depuis la fin du régime duvaliériste, au lieu de trouver la voie de la stabilité démocratique et institutionnelle, le pays ne fait qu’errer sur des vagues de transitions qui ont servi à tout sauf nous mener à bon port à savoir: stabilité politique, développement durable, équité et justice sociale. Ces phases transitoires chaotiques laissent souvent derrière elles un climat d’incertitude qui affaiblit les institutions publiques, tout en exacerbant la méfiance du peuple envers ses dirigeants et le processus démocratique.

Depuis 1986, Haïti a traversé une série de plus de dix gouvernements provisoires ou intérimaires, deux coups d’État militaires, deux « soft » coups d’État, et l’assassinat d’un président en exercice. À cela s’ajoutent plusieurs missions internationales de stabilisation, allant de la Mission des Nations Unies en Haïti (MINUHA) en 1994, à la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH) en 2004, et plus récemment la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité (MMAS) en 2024. Répétées à intervalles d’une dizaine d’années, ces interventions internationales, bien que visant officiellement à rétablir l’ordre, semblent chaque fois appliquer les mêmes stratégies ou recettes qui empêchent de parvenir à une solution durable. Cette répétition des approches, malgré des intentions affichées de stabilisation, reflète une incapacité persistante à instaurer une paix et une stabilité durables, et elle met en lumière les limites de ces interventions pour répondre aux défis structurels d’Haïti.

Il est vrai que la débâcle post-duvaliérienne ne repose pas uniquement sur les gouvernements de transition. Cependant, ils échouent fréquemment à atteindre l’objectif même de leur mandat: remettre le pays sur les rails de la normalisation politique et institutionnelle. Chargés d’endosser le rôle de sapeurs-pompiers, ils finissent souvent par raviver les flammes de l’instabilité, parfois même en se comportant en pire pyromanes que les élus déchus qu’ils sont censés remplacer.

À la lumière de cette analyse, il apparaît évident que la transition politique actuelle, dirigée par le tandem Leslie Voltaire (incarnation temporelle et temporaire de la présidence tournante au Conseil présidentiel)/ et Garry Conille, doit être réorientée avec une attention rigoureuse portée sur l’accord du 3 avril 2024, socle fondateur de cette transition. Cet accord, en tant que feuille de route, constitue la base essentielle pour maintenir le cap vers la normalisation politique et institutionnelle et éviter les écueils des transitions passées. Comme le stipule le dit accord, les actions de l’Exécutif doivent “être guidées par le souci de mobiliser toutes les énergies positives disposées à mettre de côté les considérations partisanes pour sortir le pays de cette impasse.” Or, nous sommes loin d’assister à une telle synergie à un moment où les forces de violence et de destruction semblent redoubler d’intensité et de perfidie, rendant la voie vers la stabilité et la cohésion nationale plus difficile et chaotique que jamais.

L’heure est également à l’évaluation. Plus de cinq mois après l’installation de ce nouveau gouvernement, la situation politique et humanitaire continue de se dégrader. Les gangs, de plus en plus aguerris, “comme un mal en sa fureur,” répandent la terreur dans diverses régions du pays, de Solino à l’Arcahaie en passant par Pont-Sonde et l’Estère, défiant ouvertement les forces multinationales présentes sur le territoire. Un rapport de l’initiative Armed Conflict Location & Event Data (ACLED)  d’octobre 2024 souligne que, malgré le renforcement de la force multinationale, dont le mandat a été prolongé d’un an par le Conseil de sécurité des Nations Unies le 30 septembre dernier, les activités des gangs n’ont pas diminué, et les forces de l’ordre n’ont pas réussi à reprendre de territoires de manière significative.

Le nombre de déplacés internes en raison de cette violence continue parallèlement de croître.Ce constat n’a rien d’une fable, mais d’une réalité troublante qui révèle à quel point nos Excellences peinent à adresser la priorité par excellence de la feuille de route du gouvernement de transition: la sécurité.

La crise est monumentale, et bien que nul n’ait anticipé des changements radicaux en si peu de temps, il reste inquiétant par exemple   d’entendre le conseiller du Premier ministre admettre que ce dernier avait sous-estimé l’ampleur de la crise sécuritaire. Cela suggère qu’il n’avait pas pleinement compris les responsabilités et les priorités inscrites dans les termes de référence de sa fonction, un constat peu flatteur pour un fonctionnaire de son envergure. Au sein du Conseil présidentiel de transition (CPT), la situation semble tout aussi mal appréhendée : leurs discussions et rencontres, tant sur le plan national qu’international, paraissent déconnectées de l’extrême urgence imposée par la terreur et la violence ambiante.

La voie à suivre consiste à recentrer les énergies sur l’essentiel, en opérant des changements non pas sous l’impulsion de ressentiments ou de désirs de revanche, mais en s’appuyant sur la nécessité d’affiner l’approche et les actions du gouvernement. L’objectif est de commencer à répondre aux défis cruciaux qui ont justifié, malgré des précédents peu encourageants, le pari ou le “risque calculé” d’un nouveau gouvernement de transition. Pour progresser, il est impératif de surmonter les tensions personnelles et de mettre en place des solutions pragmatiques, orientées vers l’intérêt collectif et la stabilisation durable du pays.

Joseph W. Alliance

Politologue, spécialiste en gestion de conflits

Références:

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