Urnes avant urgences : quand les dirigeants haïtiens confondent jeunesse et G-9

Urnes avant urgences : quand les dirigeants haïtiens confondent jeunesse et G-9

PIERRE R. RAYMOND
BOUKAN NEWS, 11/06/2025 – En Haïti, la classe politique échouée ne parle plus d’insécurité. Ce n’est plus le bruit des armes qu’on entend, mais celui des bulletins de vote. Ce ne sont plus les cris des déplacés, mais ceux des dirigeants vendant leurs projets de société. Ce n’est plus la voix d’une jeunesse étouffée par la peur, mais celle de la G-9, impatiente de connaître la date des élections. Lorsqu’un dirigeant confond les désirs de la jeunesse avec ceux des gangs, nous sommes tous perdus.
Le paradoxe obscène : un décret électoral prêt, un plan de sécurité toujours « en cours »
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En juin 2025, près de 1,3 million d’Haïtiens étaient déplacés — une hausse de 24 % depuis décembre 2024. En octobre, ce nombre dépassait 1,4 million, soit une augmentation de 36 %. Entre janvier et mai 2025, 2 680 personnes ont été tuées, dont 54 enfants. De 2024 à mi-2025, la violence des gangs a coûté la vie à 4 864 personnes. Plus de 1 600 écoles sont fermées en 2025 dans l’Ouest, le Centre et l’Artibonite. À Port-au-Prince, 47 écoles ont été détruites en janvier, s’ajoutant aux 284 démolies en 2024. Aujourd’hui, un enfant sur sept est hors de l’école, et près d’un million risquent d’abandonner. Pourtant, le gouvernement annonce fièrement qu’un décret électoral est prêt. Les candidats s’élancent déjà sur la route électorale. L’insécurité est passée sous silence dans leurs discours, mais tous promettent des « plans sauveurs ». Le Premier ministre a déclaré que « la jeunesse ne peut plus attendre » pour choisir ses dirigeants. Quelle jeunesse ? Celle qui ne peut plus aller à l’école ? Celle que la misère livre aux gangs ? Celle dont le recrutement armé a bondi de 70 % en un an, où des enfants de huit ans deviennent soldats ?
L’hypocrisie institutionnelle : quand l’élection précède la sécurité
Dans l’Artibonite, région stratégique, la Coalition pour la Justice et la Paix constate un effondrement total de l’ordre. Entre octobre 2024 et juin 2025 : 1 018 morts, 213 blessés, 620 enlevés. Plus de 239 000 personnes ont été déplacées dans l’Artibonite et le Centre. Les routes sont contrôlées par des bandits. À Port-au-Prince, les gangs dominent 85 % du territoire. On estime à 500 000 le nombre d’armes illégales en circulation. Pourtant, les dirigeants parlent d’« élections crédibles ». Ironie tragique. Le Conseil Présidentiel de Transition (CPT), à présidence tournante, prévoit des élections en novembre 2025, tout en reconnaissant que seuls huit départements sur dix pourraient y participer. Les départements de l’Ouest et de l’Artibonite — soit près de 60 % des électeurs — risquent d’en être exclus. Est-ce cela, la démocratie ?
Jeunesse contre G-9 : qui choisit vraiment ?
Quand le ministre de l’Éducation admet que « lekòl a kraze » (l’école est détruite), il faut oser poser la vraie question : cette jeunesse peut-elle encore choisir ? En 2025, 3,3 millions d’enfants ont besoin d’aide humanitaire. 680 000 sont déplacés, souvent plusieurs fois. 1,2 million d’enfants de moins de cinq ans vivent dans des zones d’insécurité alimentaire aiguë. Et pourtant, pendant que les dirigeants invoquent la jeunesse, la G-9 continue de régner. Quand un chef de gang parle comme un politicien et qu’un politicien agit comme un chef de gang, où passe la ligne morale ?
La souffrance continue, l’indifférence persiste
À quelques mois des élections, les discours éludent l’insécurité comme si elle appartenait au passé. L’effleurement meurtrier d’un ouragan, les hôpitaux incendiés, les écoles détruites — tout cela semble secondaire. En décembre 2024, la coalition Viv Ansanm a attaqué le seul centre de traumatologie neurologique du pays, puis l’Hôpital général lors de sa réouverture, tuant trois personnes. Aujourd’hui, seulement 37 % des établissements de santé de la capitale sont pleinement fonctionnels. Entre octobre 2022 et avril 2025, 11 200 cas de choléra et 1 200 décès ont été recensés. 5,4 millions d’Haïtiens vivent une insécurité alimentaire sévère ; 5 636 sont déjà en situation de famine. Le « langpisse » — ce découragement absolu — s’installe, pendant que les dirigeants poursuivent leur théâtre électoral.
Les ancêtres, les discours et l’hypocrisie nationale
Quand l’économiste Etzer Emile appelle à « laisser nos ancêtres reposer en paix », on le traite d’anti-nationaliste. Pendant ce temps, on diabolise les héros de l’indépendance depuis les autels. La diaspora, elle, choisit déjà ses « sauveurs ». Le cirque continue. Nos dirigeants mentent, changent de narratif au gré du vent. Cette jeunesse qu’ils disent impatiente d’aller voter ne peut plus attendre l’école, la sécurité ni la santé.
Conclusion : l’ironie finale
Les mêmes dirigeants qui ont échoué veulent aujourd’hui organiser des élections « crédibles ». Leur décret électoral est prêt ; leur plan de sécurité, toujours « en cours » depuis deux ans. On a mis l’urne avant l’urgence, le bulletin avant la vie. En 2024, 5 601 personnes ont été tuées par les gangs, soit 1 000 de plus qu’en 2023. Depuis 2022, la violence a coûté plus de 16 000 vies. Et pourtant, on parle d’élections. Quand un pays installe des urnes alors que ses citoyens ne peuvent sortir de chez eux, quand on imprime des bulletins pendant que les enfants sont recrutés par les gangs — ce n’est pas de la démocratie. C’est du théâtre. Un théâtre macabre où les acteurs ont oublié que le public meurt dans la salle. Tant que cet ordre ne sera pas inversé, l’hypocrisie restera non seulement politique, mais aussi sociétale, morale et historique.
Pierre Richard Raymond 
Références
¹ UNICEF Haiti, Twitter/X, 2025.
² UNICEF, « Education under attack in Haiti », 28 février 2025.
³ OHCHR, communiqué de presse, juin 2025.
■ UN News, « Gang violence displaces a record 1.3 million Haitians », 11 juin 2025.
■ Al Jazeera, « Haiti death toll hits nearly 5,000 in nine months », 11 juillet 2025.
■ UN News, « More than 5,600 killed in Haiti gang violence in 2024 », 7 janvier 2025.
■ IOM, Displacement Tracking Matrix, juin–octobre 2025.
■ UNICEF, « Child Alert: Haiti’s children confront a polycrisis », octobre 2025.
■ Insight Crime, « Haiti Violence Surges as Gangs Expand Influence », janvier 2025.
¹■ BINUH & OHCHR, rapport conjoint, juillet 2025.

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