UKRAINE: L’IMPASSE DU RÉALISME GÉOPOLITIQUE

UKRAINE: L’IMPASSE DU RÉALISME GÉOPOLITIQUE

Réflexions sur les zones d’influence et le droit international

À propos de l’article de Joël Léon (Boukan News, 16 août 2025)

 

Yves Pierre

 

Au-delà du pragmatisme immédiat

BOUKAN NEWS, 08/19/2025 – L’article visionnaire de Joël Léon interroge avec justesse l’échec des stratégies occidentales en Ukraine. Pourtant, sa proposition, un pragmatisme fondé sur la reconnaissance des rapports de force, mérite un examen approfondi. Par cette analyse, je souhaite prolonger son questionnement en convoquant les théories des relations internationales, non pour invalider son approche, mais pour en révéler les impensés structurels.

  1. Le mirage des zones d’influence: une grille de lecture dépassée

L’argument réaliste, défendu par des penseurs comme John Mearsheimer ou Henry Kissinger, postule que les grandes puissances exigeraient naturellement des sphères d’influence exclusives. La Russie, blessée par l’élargissement continu de l’OTAN, agirait ainsi selon une logique défensive compréhensible.

Cette perspective souffre cependant de quatre limites fondamentales. Historiquement d’abord, le concept de zones d’influence émerge d’un monde bipolaire aujourd’hui révolu. L’Ukraine contemporaine incarne au contraire une souveraineté multipolarisée, tissant des alliances complexes avec l’Union européenne, la Turquie et la Chine. Politiquement ensuite, la tentative russe d’imposer sa domination a produit l’effet inverse qu’elle recherchait: l’annexion de la Crimée en 2014 a précipité l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN. Juridiquement surtout, la Cour internationale de justice rappelle que « la sécurité d’un État ne saurait primer sur le droit à l’existence d’un autre » (Arrêt Bosnie c. Serbie, 2007). Stratégiquement enfin, légitimer l’annexion territoriale créerait un précédent catastrophique pour Taïwan ou le Cachemire.

Comme l’observait Zbigniew Brzezinski, ces sphères d’influence finissent par devenir des « cimetières pour petits États », niant leur droit fondamental à l’auto-détermination.

  1. Souveraineté et sécurité: une dialectique mal comprise

La crise ukrainienne révèle une tension entre trois dimensions de la souveraineté.

Au plan juridique, la Russie a violé de manière systématique le droit international: violation de l’Article 2§4 de la Charte des Nations Unies, rupture du Mémorandum de Budapest (1994) garantissant l’intégrité territoriale ukrainienne en échange de son renoncement nucléaire, et détournement du concept de génocide pour justifier son intervention. L’Ukraine a quant à elle déployé une défense juridique remarquable, obtenant de la CIJ des ordonnances provisoires exigeant le retrait des troupes russes.

Sur le terrain de la souveraineté effective, la Russie apparaît comme une puissance déclinante, son PIB est désormais inférieur à celui de l’Italie, compensant sa perte d’influence par la force militaire. L’Ukraine, malgré ses fragilités structurelles, a démontré une résilience invalidant le récit poutinien d’un « État artificiel ».

Enfin, la sécurité ontologique explique les traumatismes sous-jacents: la Russie vit douloureusement la perte de son statut impérial et redoute l’encerclement stratégique; l’Ukraine combat pour sa survie existentielle, Poutine ayant lui-même déclaré que « sans Kiev, la Russie cesse d’être un empire ».

Cette analyse révèle un point aveugle: croire que la sécurité russe exige nécessairement l’insécurité ukrainienne. Une approche constructiviste, inspirée d’Alexander Wendt, suggère pourtant qu’une sécurité coopérative est possible via un traité de neutralité ukrainienne garantie par des acteurs multilatéraux.

  • Le droit international: crise ou renaissance?

L’invasion ukrainienne a mis en lumière les failles béantes du système onusien. Le veto russe au Conseil de sécurité a paralysé l’institution, confirmant les thèses de Susan Strange sur « l’ordre westphalien moribond ».

Pourtant, des signes de résilience émergent. L’Assemblée générale a adopté dix résolutions condamnant la Russie, démontrant que la Charte des Nations Unies « survit à ceux qui la violent » selon les mots d’António Guterres. L’Initiative Veto de 2022 instaure quant à elle une mécanique inédite de naming and shaming contre l’abus de ce privilège.

Cette judiciarisation croissante des relations internationales, illustrée par les multiples saisines de la CPI et de la CIJ, pourrait annoncer l’émergence progressive d’une justice pénale globale, même imparfaite.

  1. Pour une troisième voie: au-delà du dilemme tragique

Face à l’impasse actuelle, trois scénarios se dessinent.

La voie du pragmatisme réaliste, gel du conflit avec reconnaissance de facto des territoires occupés, offrirait un répit immédiat mais légitimerait la conquête territoriale, ouvrant la boîte de Pandore des revendications révisionnistes.

L’option légaliste intransigeante, retrait total préalable et sanctions maximales, respecte le droit mais risque l’enlisement dans un conflit prolongé, comme en Afghanistan.

Une troisième voie, hybride, s’inspire des travaux d’Hedley Bull sur la société anarchique et de Wendt sur la construction sociale des réalités internationales. Elle combinerait:

  1. Un retrait militaire russe initial
  2. La neutralité ukrainienne garantie par une coalition Chine-UE-Inde
  3. Des consultations populaires locales sous supervision onusienne après désengagement militaire

Cette approche reconnaît les préoccupations sécuritaires russes sans sacrifier la souveraineté ukrainienne sur l’autel du réalisme.

Le droit comme boussole

L’analyse de notre ami Joël Léon a le mérite essentiel de refuser les simplismes manichéens. Pourtant, elle succombe à une forme de déterminisme géopolitique qui fait du renoncement au droit le prix nécessaire de la paix.

Le t-shirt « CCCP » arboré par Lavrov nous rappelle la persistance des nostalgies impériales. La réponse ne réside ni dans leur négation ni dans leur capitulation, mais dans la construction patiente d’un ordre international où, selon la formule d’Hedley Bull, « l’ordre naît de l’application équitable du droit aux puissants comme aux faibles ».

Notre défi commun est d’inventer une paix qui concilie:

– L’inviolabilité des frontières

– Les intérêts sécuritaires légitimes de la Russie

– Le droit inaliénable de l’Ukraine à exister

Cette voie exige de penser le droit international non comme un obstacle, mais comme la seule grammaire capable de transcender la loi de la jungle.

« La paix est un édifice juridique, pas une capitulation. » Hedley Bull

 

Yves Pierre, politologue

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *