Oloffson en cendres, mémoire en ruines : Haïti à l’épreuve de l’oubli

Oloffson en cendres, mémoire en ruines : Haïti à l’épreuve de l’oubli

« La mémoire constitue l’ossature de notre identité. Sans elle, nous ne pourrions pas dire qui nous sommes. » E. Tulving, Episodic Memory, 2002

 

Marnatha I. Ternier

BOUKAN NEWS, 07/15/2025 – L’Hôtel Oloffson, joyau architectural de style gingerbread datant du XIXe siècle, vestige vivant de l’histoire haïtienne, a été ravagé par les flammes, dans la nuit du 5 au 6 juillet 2025. Bien plus qu’un édifice, c’est un pan de notre héritage immatériel qui s’est effondré, exposant l’incapacité de l’État à préserver sa propre mémoire.

Ce drame n’est pas un fait divers isolé : il incarne le symptôme profond d’une démission institutionnelle.

La mémoire : archive, miroir, boussole

La mémoire n’est pas une simple activité cognitive. Elle est un fondement culturel, un vecteur de transmission, un socle de dignité. Elle relie les générations, structure notre rapport au temps, façonne notre perception du monde et de nous-mêmes. Quand elle vacille, c’est l’avenir lui-même qui chancelle. Une mémoire malmenée, mutilée ou instrumentalisée devient un champ de ruines où l’oubli s’installe comme souverain.

Comme l’a montré Maurice Halbwachs, la mémoire collective est une construction sociale, nourrie par des rituels, des institutions, des symboles. Ce que l’on choisit de mémoriser ou d’occulter détermine l’identité d’un peuple. En Haïti, cette mémoire est perpétuellement écartelée : magnifiée ici, niée là, souvent défigurée. Elle est sélective, émotive, narrative, exploitée. Et c’est dans cette brèche que s’engouffre l’oubli.

L’Oloffson : matrice d’une culture effacée

Bien plus qu’un hôtel, l’Oloffson était un lieu de mémoire vivante. C’est là que les tambours du groupe RAM vibraient, que les imaginaires se rencontraient, que l’identité haïtienne se racontait au monde. Sa disparition n’est pas le fruit du hasard. La destruction de ce bastion s’inscrit dans une stratégie de dépossession culturelle.

Cette mémoire engloutie n’est pas une abstraction. Elle vivait dans les rues de Fontamara, dans les déambulations des « fous des ruelles » immortalisés par Lyonel Trouillot. Une mémoire populaire, faite de visages, de rires, de gestes et de mots, aujourd’hui étouffée sous le poids des armes et du silence. L’Oloffson, comme Castel Haïti et tant d’autres repères, n’est plus qu’une silhouette fantôme dans un paysage dévasté.

Une mémoire vandalisée : de l’oubli à la résignation

Oloffson incendié

L’incendie de l’Oloffson rejoint une longue liste : Le Nouvelliste, les Presses nationales, la Bibliothèque nationale, Saint-Louis de Gonzague. Ce ne sont pas des coïncidences. C’est une guerre contre la transmission, une attaque frontale contre les traces, une méthode systématique d’effacement.

Ce vandalisme est rendu possible par l’inertie des élites, l’érosion des institutions, l’anesthésie du peuple. Il détruit non seulement des lieux, mais la possibilité même de se souvenir. Face à cela, réarmer la mémoire devient une urgence politique et morale.

Or, face à un échec collectif, nous avons tendance à rejeter toute la responsabilité sur l’autre. Les uns insultent, les autres répliquent. Les reproches fusent, chacun tenant l’autre pour coupable. Comme si, pour reprendre la formule de Sartre, « l’enfer, c’est les autres ». On oublie trop souvent, comme le rappelait le poète Arthur Rimbaud, que « Je est un autre ». L’autre, loin d’être un simple adversaire, est un miroir de nous-mêmes, avec nos contradictions, nos silences, notre indifférence ou notre action. C’est en nous regardant lucidement que commence la réparation.

La mémoire comme outil de justice et de réparation

La mémoire des Taïnos, comme celle de l’esclavage, est une mémoire confisquée. Spoliée. Et pourtant, elle constitue une exigence fondamentale de justice et de réconciliation. Ce n’est pas un poids du passé, mais une condition pour l’émancipation présente. Elle ne repose pas dans les livres d’histoire : elle murmure encore, de génération en génération, dans les silences des victimes et les gestes oubliés des survivants.

Le 14 août, date fondatrice de la cérémonie du Bois Caïman et point de départ de l’insurrection qui mena à l’indépendance, devrait être érigée en jour férié national. Ne pas la sacraliser, c’est institutionnaliser l’amnésie d’État, consentir à l’effacement progressif de notre souveraineté symbolique. C’est oublier notre révolution, comme si elle gênait plus qu’elle n’inspirait.

À chaque fois que nous négligeons cette date, nous perpétuons des logiques coloniales : celles qui consistent à dépouiller les peuples de leur mémoire afin de mieux les dominer. Cette date, qui incarne l’éveil de notre conscience politique, identitaire et culturelle, n’est pas seulement un jalon historique : elle est un appel permanent à l’insoumission face à l’effacement. L’ignorer, c’est non seulement nier l’acte de naissance de notre liberté, mais aussi renforcer l’architecture invisible de notre asservissement.

Un appel à la conscience nationale

Une nation sans mémoire est une nation déracinée, amputée de son socle identitaire. Il est temps d’extirper notre héritage des griffes de l’oubli, de le préserver, de l’inscrire au cœur de notre projet collectif. L’heure n’est plus aux lamentations : elle est à l’action. Sauvegarder ce qui subsiste de notre histoire n’est pas un luxe intellectuel, mais une urgence vitale.

À l’image du Rwanda, qui, après le génocide de 1994, a su mettre en place une politique de mémoire centralisée, ambitieuse et cohérente — alliant commémorations officielles, musées, justice transitionnelle et programmes éducatifs — Haïti doit s’engager dans un chantier similaire de réhabilitation symbolique et institutionnelle. Là où la mémoire a été fracturée, il faut reconstruire. Là où elle a été tuée, il faut lui redonner voix.

L’éducation, la culture, l’archivage, la transmission orale… tous ces vecteurs doivent devenir des piliers stratégiques. À cela s’ajoutent la reconnaissance officielle des massacres coloniaux, comme celui des Taïnos, la création de mémoriaux, et l’adoption d’un cadre juridique protégeant le patrimoine immatériel. Car sans mémoire transmise, il n’y a pas de nation qui tienne.

Comme le rappelait Paul Ricoeur : « L’histoire cherche à connaître, la mémoire veut commémorer. » Par cette formule, Ricoeur souligne que la mémoire ne se limite pas à la conservation des événements : elle leur donne sens, elle les honore. Encore faut-il en avoir la volonté. Encore faut-il que ceux qui abattent nos symboles ne soient pas encouragés par notre mutisme. Encore faut-il que l’engagement civique prenne le relais de l’indifférence.

Refonder la mémoire, c’est refonder la nation. Cela commence à l’école, dans les familles, dans nos rues, dans chaque récit raconté, chaque geste transmis, chaque pierre érigée à la mémoire de ceux qu’on a voulu effacer.

Le feu dans nos silences

Si l’Oloffson a brûlé,

c’est que le feu avait

depuis longtemps

pris dans nos silences.

Mais tant que nous pleurons,

nous ne sommes pas morts.

Tant que nous nommons nos ruines,

elles deviennent semences.

Tant que la mémoire appelle,

la vie répond.

Il est encore temps de dire non à l’effacement.

Encore temps de rebâtir,

non seulement les murs, mais nous-mêmes.

Que l’Oloffson soit le dernier flambeau qu’on laisse mourir.

Et que de ses cendres, renaisse la conscience.

 

Références

  • Tulving, E. (2002). Episodic Memory: From Mind to BrainAnnual Review of Psychology.
  • Halbwachs, M. (1950). La mémoire collective. Paris : PUF.
  • Ricoeur, P. (2000). La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil.

Marnatha I. TERNIER 

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