France : l’instabilité gouvernementale révèle une crise de majorité durable

BOUKAN NEWS, 09/18/2025 – La chute successive des gouvernements Barnier et Bayrou, couplée à une Assemblée nationale fragmentée depuis juin 2024, plonge la France dans une instabilité politique inédite sous la Ve République. Cette situation soulève des questions sur la capacité du système institutionnel français à fonctionner sans majorité claire.
Une séquence d’instabilité sans précédent
La France traverse depuis juin 2024 une période d’instabilité gouvernementale remarquable. La chute du gouvernement Bayrou le 8 septembre 2025, renversé par 364 voix contre 194, constitue le point culminant d’une séquence de paralysie institutionnelle née de la dissolution de l’Assemblée nationale. Cette crise, qui a vu se succéder trois Premiers ministres en neuf mois, interroge sur l’adaptation des institutions de la Ve République à un parlement sans majorité absolue.
- Les origines de la crise : une dissolution aux conséquences imprévisibles
1.1. Le pari de la dissolution de juin 2024
La décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale en juin 2024, après la victoire du Rassemblement national aux élections européennes (31,37 % des voix contre 14,60 % pour la majorité présidentielle), visait à clarifier le paysage politique. Les élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024 ont cependant produit un résultat inattendu : un parlement divisé en trois blocs sans qu’aucun n’obtienne la majorité absolue.
Le Nouveau Front populaire arrive en tête avec 193 sièges, suivi de la majorité présidentielle avec 166 sièges et du Rassemblement national avec 142 sièges. Cette configuration rend impossible la formation d’une coalition majoritaire stable.
1.2. Une gouvernabilité complexe
Face à cette Assemblée fragmentée, Emmanuel Macron nomme successivement Michel Barnier (5 septembre 2024) puis François Bayrou (13 décembre 2024) à Matignon. Leurs gouvernements minoritaires, ne disposant que du soutien de la majorité présidentielle et des Républicains, peinent à faire adopter leurs réformes, notamment budgétaires.
- L’affaiblissement de l’exécutif
2.1. Une popularité présidentielle en berne
Les sondages révèlent une érosion continue de la confiance accordée à Emmanuel Macron. Selon le baromètre Ipsos de septembre 2025, sa cote de popularité s’établit à 17%, son niveau le plus bas depuis 2017. Cette chute de popularité (-7 points par rapport à juillet 2025) s’accompagne d’un taux d’opinions défavorables record de 79%.
Cette défiance se manifeste particulièrement chez les ouvriers (78% souhaitent sa démission) mais touche également les cadres (52%). La France insoumise a initié une procédure de destitution, tandis que des figures des Républicains appellent à “changer fondamentalement de politique”.
2.2. L’échec des stratégies gouvernementales
Les gouvernements Barnier et Bayrou ont tenté de gouverner par ordonnances et en utilisant l’article 49.3 de la Constitution. Cette stratégie s’est heurtée à l’hostilité de l’opposition, notamment lors des débats budgétaires. Le projet de budget 2026 de François Bayrou, prévoyant 44 milliards d’euros d’économies, la suppression de jours fériés et le gel des dépenses sociales, a cristallisé les oppositions et précipité sa chute.
- Les répercussions économiques et sociales
3.1. Une situation financière préoccupante
L’instabilité politique intervient dans un contexte économique tendu. La dette publique française atteint 113,9% du PIB au premier trimestre 2025, avec un déficit de 5,8% en 2024. Les taux d’emprunt français à long terme ont atteint leur plus haut niveau depuis 2008, tandis que l’agence Moody’s a dégradé la note de crédit de la France.
3.2. Une mobilisation sociale croissante
L’incapacité gouvernementale à faire adopter ses réformes s’accompagne d’une montée des tensions sociales. Le mouvement “Bloquons tout” du 10 septembre 2025 a mobilisé environ 175 000 à 200 000 personnes selon les estimations, avec 675 interpellations. Une grève générale est prévue le 18 septembre dans les hôpitaux et les transports.
Ces mobilisations témoignent d’un rejet des politiques d’austérité et d’une demande de changement d’orientation politique.
- Les conséquences européennes et internationales
4.1. Une influence française diminuée en Europe
L’instabilité française a des répercussions directes sur le rôle de la France dans l’Union européenne. Les analystes européens s’inquiètent de l’affaiblissement du tandem franco-allemand, traditionnellement moteur de la construction européenne. L’Italie de Giorgia Meloni projette désormais une image de stabilité comparée à la situation française.
4.2. Une politique étrangère fragilisée
Sur la scène internationale, la France peine à maintenir sa cohérence diplomatique. Les positions contradictoires sur le conflit israélo-palestinien illustrent cette difficulté : après avoir appelé à une coalition contre le Hamas, Emmanuel Macron a réclamé un cessez-le-feu immédiat à Gaza, créant une confusion sur la ligne française.
- Les perspectives politiques : plusieurs scénarios possibles
5.1. Les options institutionnelles disponibles
Face à cette crise, quatre scénarios principaux se dessinent, chacun comportant des avantages et des risques spécifiques.
Le maintien du statu quo jusqu’en 2027 apparaît comme un scénario de probabilité moyenne. Cette option présenterait l’avantage de préserver la stabilité institutionnelle en respectant la durée normale du mandat présidentiel, évitant ainsi l’incertitude électorale. Cependant, elle comporterait le risque majeur d’une paralysie gouvernementale persistante, rendant impossible l’adoption de réformes structurelles et alimentant potentiellement une montée des tensions sociales face à l’immobilisme.
Une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale constitue le scénario jugé le plus probable par les observateurs. Emmanuel Macron pourrait y recourir dès juillet 2025, une fois le délai constitutionnel d’un an écoulé. Cette option offrirait la possibilité d’une clarification du paysage politique et la recherche d’une nouvelle majorité plus stable. Elle permettrait également une remobilisation démocratique des citoyens. Néanmoins, elle présente des risques considérables : une possible victoire du Rassemblement national, un coût financier estimé à 28 millions d’euros, et surtout l’incertitude quant au résultat, qui pourrait reproduire la fragmentation actuelle.
La démission anticipée d’Emmanuel Macron reste un scénario de faible probabilité, mais non exclu par certains analystes. Cette voie permettrait un renouvellement politique complet et pourrait contribuer à l’apaisement des tensions. Elle ouvrirait la voie à une élection présidentielle anticipée, redonnant directement la parole aux citoyens. Toutefois, elle provoquerait une crise institutionnelle majeure, avec un calendrier électoral précipité ne laissant pas le temps aux programmes de se structurer et aux alliances de se former. Elle créerait également une période d’instabilité au niveau européen.
La formation d’un gouvernement d’union nationale demeure l’option la moins probable selon les experts. Un tel scénario nécessiterait un consensus élargi entre forces politiques traditionnellement opposées, garantissant une stabilité parlementaire et une réconciliation politique. Il permettrait l’adoption de réformes consensuelles et l’apaisement du climat politique. Cependant, sa constitution s’avère particulièrement difficile compte tenu des divergences programmatiques profondes entre les partis. Il impliquerait des compromis substantiels sur les réformes, risquant de diluer les projets politiques de chaque formation.
5.2. La nomination de Sébastien Lecornu
Emmanuel Macron a nommé Sébastien Lecornu Premier ministre le 9 septembre 2025, au lendemain de la démission de François Bayrou. L’ancien ministre des Armées, proche du président, a pour mission de “consulter les forces politiques représentées au Parlement en vue d’adopter un budget pour la Nation”.
Lecornu bénéficie cependant d’une faible notoriété : 44% des Français déclarent ne pas le connaître suffisamment, selon le sondage Ipsos. Seuls 16% expriment une opinion favorable à son égard, et 20% seulement estiment qu’il parviendra à faire adopter un budget.
- Les enjeux démocratiques
6.1. L’adaptation des institutions
Cette crise interroge sur la capacité des institutions de la Ve République, conçues pour assurer la stabilité gouvernementale, à fonctionner dans un contexte de fragmentation parlementaire. La multiplication des motions de censure et l’usage répété du 49.3 révèlent les limites du système lorsqu’aucune majorité ne se dégage.
6.2. La montée du Rassemblement national
Le principal bénéficiaire de cette instabilité semble être le Rassemblement national. Les sondages indiquent qu’en cas de nouvelles élections législatives, le parti de Marine Le Pen arriverait en tête. Jordan Bardella et Marine Le Pen ont d’ailleurs appelé à une “dissolution ultra-rapide”, estimant que leur parti sortirait renforcé d’un nouveau scrutin.
Vers une recomposition du paysage politique
L’instabilité gouvernementale actuelle révèle une transformation profonde du système politique français. La fragmentation de l’Assemblée nationale, conséquence de la dissolution de juin 2024, a créé une situation inédite sous la Ve République. Cette crise met à l’épreuve la capacité d’adaptation des institutions françaises et questionne l’avenir du “en même temps” macronien.
Trois défis majeurs se dessinent : restaurer la capacité d’action de l’État, répondre aux attentes sociales exprimées dans la rue, et empêcher une radicalisation du débat politique. La réussite ou l’échec de Sébastien Lecornu dans sa mission de réconciliation des forces politiques modérées déterminera en grande partie l’issue de cette crise.
L’Histoire jugera si cette période d’instabilité aura permis une nécessaire adaptation du système politique français ou si elle aura ouvert la voie à une recomposition plus radicale du paysage partisan.
Yves Pierre, politologue





