Et maintenant? Ce que la qualification d’Haïti doit changer

BOUKAN NEWS, 12/12/2025 – Alors que les Grenadiers viennent de se qualifier pour la Coupe du monde 2026 dans des conditions d’exil total, ce succès historique ouvre une fenêtre politique unique. Mais dans une Haïti fracturée par la violence et l’effondrement institutionnel, l’euphorie ne suffit pas. La vraie question se pose: que doit-il changer, concrètement, pour que ce moment de fierté ne reste pas qu’un souvenir?
Le 18 novembre 2025, à Curaçao, l’équipe nationale haïtienne battait le Nicaragua et se qualifiait pour la Coupe du monde 2026. Une première depuis 1974. La scène aurait pu être banale, elle est historique: aucun de ses matchs n’a été joué en Haïti, son sélectionneur français n’y a jamais mis les pieds, et le stade Sylvio Cator, rénové en 2019, est inutilisable en raison de l’insécurité. Cette qualification a été arrachée en exil, miroir cruel d’un pays où près de 85 % de la capitale est contrôlée par des gangs.
Pourtant, à l’annonce de la qualification, des drapeaux bicolores ont flotté à Port-au-Prince, Cap-Haïtien, mais aussi à Miami, Montréal ou Paris. Dans un pays où tout est politisé – l’eau, l’électricité, la sécurité -, le football a offert un rare moment d’unité transcendante. Il a aussi dessiné les contours d’une nation haïtienne nouvelle, dispersée mais connectée: un espace public transnational où la ferveur sportive dépasse les frontières. Mais après les célébrations, le compte à rebours est lancé. Que faire de ce capital de sympathie et d’unité? Comment transformer l’émotion en réformes?
Un laboratoire de coopération inattendu, à généraliser
Autour des Grenadiers, une coalition hétéroclite s’est mobilisée. L’État, paralysé par la crise, a débloqué des fonds. Le secteur privé, notamment les télécoms, a apporté son soutien. La diaspora a suivi les matchs avec passion et a contribué financièrement. La FIFA a mis à disposition son programme Forward. Cette coordination minimaliste montre qu’en Haïti, la coopération est possible lorsqu’un projet bénéficie d’une légitimité sociale incontestable. Le football devient ainsi un laboratoire: on y expérimente, à petite échelle, une forme de gouvernance associant public, privé et diaspora. Premier changement à acter: faire de ce mode de coopération un modèle pour d’autres secteurs, ravagés par l’opacité et la méfiance.
Les limites d’une euphorie symbolique: ne pas répéter les erreurs
Mais attention à ne pas surestimer la portée de l’événement. Une qualification, aussi émouvante soit-elle, ne rétablit pas l’ordre public, ne relance pas l’économie et ne stoppe pas l’exil. Elle produit un capital symbolique précieux, mais volatile. Sans vision politique, il risque d’être gaspillé; soit par récupération partisane, soit par la frustration qui suivra probablement une élimination rapide au Mondial.
L’unité créée autour des Grenadiers est pour l’instant déterritorialisée: elle dépend de stades étrangers et de la sécurité offerte par d’autres pays. Deuxième changement indispensable: réancrer cette dynamique en Haïti même, et l’inscrire dans la durée.
Trois chantiers pour passer du symbole au projet
Pour que cette qualification ne reste pas qu’un souvenir ému, mais amorce une transformation tangible, trois chantiers doivent être ouverts sans délai.
1. Une fédération transparente, fer de lance d’un État stratège
La Fédération haïtienne de football (FHF) doit devenir un modèle de bonne gouvernance. Il ne s’agit pas seulement de bien gérer les primes de la FIFA, mais d’établir un véritable contrat public avec l’État et les collectivités: objectifs clairs (formation, infrastructures locales), calendrier, audits externes, publication des comptes. L’État, de son côté, doit conditionner son soutien à des résultats mesurables, nombre de terrains réhabilités, ligues de jeunes soutenues, tout en protégeant la FHF des ingérences politiques. Le but : utiliser le cycle du Mondial pour développer le football de base, pas seulement l’équipe A.
2. Recréer du territoire grâce au ballon
Dans un pays où l’espace public est grignoté par la violence, le football peut aider à sanctuariser des « îlots de sécurité ». Il s’agit d’identifier des communes ou quartiers encore accessibles et d’y lancer, avec les acteurs locaux (associations, école, églises, entrepreneurs), des programmes combinant terrains de football, éducation civique et accompagnement social. Ces zones ne régleront pas la crise sécuritaire, mais elles offriront des alternatives concrètes à une jeunesse souvent tiraillée entre l’exil et les gangs. La présence régulière de joueurs des Grenadiers ou d’anciennes gloires donnerait une légitimité forte à ces initiatives.
3. Faire de la diaspora un acteur de politiques publiques
La sélection actuelle incarne déjà une « nation footballistique diasporique »: beaucoup de joueurs sont nés ou formés à l’étranger. Plutôt que de le déplorer, il faut en faire une force. Au-delà des transferts d’argent, la diaspora haïtienne regorge d’expertises (entraîneurs, médecins, gestionnaires) qui pourraient être mobilisées via des programmes structurés. Elle pourrait aussi contribuer à un fonds collectif pour équiper des terrains ou offrir des bourses.
Enfin, lors du Mondial 2026, elle sera un relais de « diplomatie citoyenne » dans les villes hôtes. Le projet national par le football doit donc être explicitement transnational.
Le vrai match se joue après la finale
Les exemples sud-africain ou ivoirien le montrent: le sport ne contribue à la stabilisation que s’il s’articule à des mécanismes institutionnels plus larges. Pour Haïti, l’enjeu n’est donc pas de rêver à un miracle sportif en 2026, mais de saisir cette occasion pour réapprendre à coopérer, à planifier, à rendre des comptes.
Le véritable succès ne se mesurera pas au nombre de buts marqués au Mondial, mais aux infrastructures construites, aux jeunes formés, à la gouvernance assainie de la FHF, et à la capacité des Haïtiens, sur le territoire et à l’étranger, à écrire ensemble un nouveau chapitre de leur histoire.
Les Grenadiers ont offert 90 minutes de gloire. À la nation maintenant d’en faire une décennie de réformes. Le temps de la célébration est passé. Celui du changement doit commencer.
Yves pierre, politologue





