Entre liesse footballistique et deuil national : quand le compas perd sa « seule différence »

BOUKAN NEWS, 11/25/2025 – Alors que les klaxons résonnent encore dans les rues de Port-au-Prince et de nos grandes villes de province, que le bicolore flotte sur les balcons et que les chants de victoire montent des quartiers populaires jusqu’aux mornes les plus reculés, une ombre douce-amère vient tempérer cette euphorie nationale. Au moment même où Haïti célèbre sa qualification historique pour la Coupe du monde 2026, une première depuis 1974, la nation perd l’un de ses plus grands ambassadeurs culturels : André « Dadou » Pasquet, cofondateur du légendaire Magnum Band, s’est éteint à Port-au-Prince ce samedi 22 novembre 2025.
La joie éclatante d’un pays rassemblé autour du football contraste brutalement avec le silence soudain qui enveloppe le compas direct. Ce contraste n’est pas anodin : il dit quelque chose de cette nation qui apprend depuis toujours à danser en pleurant, à sourire malgré tout, à accueillir la vie même lorsque la mort la frôle.
Né le 19 août 1953, Dadou Pasquet n’a pas inventé le compas direct, ce genre créé en 1955 par Nemours Jean-Baptiste, mais il en fut l’un des architectes les plus audacieux. Après ses débuts au sein du mythique Tabou Combo, lui et son frère Claude “Tico” Pasquet fondent Magnum Band le 24 juin 1976 à Miami, dans Little Haiti. Très vite, leur groupe devient un laboratoire sonore où compas, jazz, funk et soul s’entrelacent avec une élégance rare.
Avec sa maîtrise exceptionnelle de la guitare, sa voix chaude et ses compositions métissées, Dadou impose une signature : « La seule différence ». Loin d’être un slogan arrogant, cette formule est l’expression d’une esthétique unique : moderne, raffinée, profondément enracinée dans l’âme haïtienne. Les mélomanes l’ont adoptée, la diaspora l’a portée, les générations suivantes l’ont intégrée comme un repère culturel.
Ce samedi, une histoire ne s’est pas refermée : elle a simplement changé de voix. Dadou laisse derrière lui un héritage de près de cinquante ans, un compas pensé comme une conversation perpétuelle entre Haïti et le monde, entre tradition et innovation. Ses mélodies continueront de résonner dans les bals populaires, les fêtes familiales, les radios, les souvenirs, partout où l’identité haïtienne cherche un rythme pour survivre.
Mais comment accueillir, dans un même souffle, la plus grande victoire sportive de notre histoire récente et la perte de l’un de nos géants musicaux ? Cette coexistence étrange soulève une question presque philosophique :
Sommes-nous condamnés à ne vivre le bonheur que l’espace d’un cillement ?
Peut-être que non. Peut-être que la vie haïtienne réside justement dans cette tension : un pays qui pleure son Maestro tout en célébrant ses Grenadiers ; un peuple qui chante la victoire sur les places publiques tout en murmurant, dans ses foyers, le chagrin d’avoir perdu « La seule différence » du compas direct.
Le football et le compas sont, après tout, deux langages universels de la fierté haïtienne. Le premier nous rappelle que l’exploit collectif est possible. Le second nous enseigne que, même dans l’adversité, nous pouvons créer du beau, du durable, du profondément humain.
Aujourd’hui, Haïti avance avec deux rythmes dans son cœur : celui de la gloire sportive et celui du deuil artistique. Mais dans cette dualité même se niche la force d’un peuple qui ne renonce jamais à la vie, même lorsqu’elle semble vaciller.
Repose en paix, Dadou Pasquet.
Ton compas ne s’est pas tu : il bat encore, dans chaque accord repris en chœur, chaque pas de danse partagé, chaque instant de bonheur qui ose surgir, même fugace, au cœur de notre histoire tourmentée.
Yves Pierre, citoyen engagé, amant du compas et de la bonne musique





