Déconstruire l’école de la violence en Haïti : un impératif pour construire une société de paix

Déconstruire l’école de la violence en Haïti : un impératif pour construire une société de paix

Yves Pierre

Boukan News, 01/16/2025 – « J’ai eu comme directeur d’école un imbécile du nom de Moriland Sylvéus ». C’est par ces mots forts qu’un ancien élève haïtien commence le récit poignant de l’agression qu’il a subie à l’école, il y a plus de 25 ans. Un coup de cloche violent asséné sur la tête par son directeur, le laissant avec des séquelles physiques et psychologiques qui le hantent encore aujourd’hui. Au-delà de l’histoire individuelle, ce témoignage met en lumière une réalité troublante : la normalisation de la violence dans le système éducatif haïtien. Châtiments corporels, humiliations, abus verbaux… Autant de pratiques qui semblent faire partie intégrante de l’expérience scolaire de nombreux enfants haïtiens. Mais quelles sont les racines de cette violence ? Quelles en sont les conséquences sur le développement et l’épanouissement des élèves ? Et surtout, comment déconstruire cette « école de la violence » pour en faire un lieu d’apprentissage de la paix et de la citoyenneté ? C’est à ces questions que cet article tentera de répondre, en croisant le récit de cette victime avec d’autres perspectives, et en proposant des pistes de réflexion pour repenser l’école haïtienne.

I.  Le témoignage d’une victime de violence scolaire

« Ce matin j’ai encore eu mal à la tête, au même endroit : os occipital (côté droit). » C’est ainsi que l’ancien élève décrit les conséquences à long terme de l’agression qu’il a subie. Un jour de l’année 1995, alors qu’il n’avait que 11 ans, il reçoit un violent coup de cloche sur la tête de la part de son directeur, Moriland Sylvéus. La raison ? Le directeur croyait, à tort, que l’enfant parlait pendant la prière. S’ensuivent des jours de souffrance, des maux de tête handicapants, une qualité de vie dégradée pendant des années. Mais au-delà de la douleur physique, c’est aussi une profonde blessure psychologique que décrit la victime. Le sentiment d’injustice, d’avoir été agressé par celui-là même qui était censé assurer sa sécurité et son bien-être à l’école. Et l’incompréhension face à une société qui semble accepter, voire encourager ces violences : « Les parents étaient heureux que le pasteur donne des ‘zoklo’ à leurs enfants. C’était un bon pasteur.

Quelle idiotie ! »

À travers son récit, cet ancien élève questionne avec force la légitimité de la violence comme moyen de discipline et d’éducation. Pour lui, il s’agit purement et simplement d’une agression, qu’aucune raison ne saurait justifier : « J’ai toujours détesté les gens qui m’ont frappé quand j’étais enfant, je l’ai toujours pris comme un acte d’agression. » Un constat qui l’amène à une conclusion sans appel : « Votre place n’est pas à l’école si vous n’avez pas les ressources pour éduquer sans frapper. » En partageant son histoire, cette victime contribue à briser le silence qui entoure trop souvent ces violences, et invite à une remise en question profonde des pratiques éducatives en Haïti. Car derrière son cas individuel, c’est bien un phénomène systémique qu’il met en lumière : celui d’une école qui, loin d’être un sanctuaire pour les enfants, reproduit et perpétue la violence qui gangrène la société haïtienne.

II.  La violence scolaire, reflet d’une culture de la violence

Le témoignage de cet ancien élève ne peut se comprendre sans le resituer dans le contexte plus large de la société haïtienne, où la violence semble profondément enracinée. Comme il le souligne lui-même, « Dans la société haïtienne, on se demande souvent d’où vient cette violence des gangs, mais la réalité est qu’elle puise son origine dans toutes nos institutions. » Une observation que confirment de nombreux travaux sur la question, qui montrent comment la violence imprègne les différentes sphères de la vie sociale en Haïti, de la famille à l’école en passant par l’église.

Ainsi, les châtiments corporels et les humiliations subis par les enfants à l’école ne seraient que le reflet d’une culture où la violence est normalisée, voire valorisée comme un moyen légitime d’éducation et de discipline. Une culture où “frapper” serait perçu comme une marque d’amour de la part des adultes envers les enfants, comme le suggère le commentaire d’un ami de la victime: « Je suis presque sûr que le Directeur dont tu parles t’a frappé par amour. » Une vision qui témoigne de l’acceptation sociale de ces pratiques, profondément ancrées dans les mentalités et transmises de génération en génération.

Mais cette normalisation de la violence à l’encontre des enfants n’est pas sans conséquences. Comme le pointe la victime, elle contribue à nourrir un cercle vicieux, où les enfants brutalisés deviennent à leur tour des adultes brutaux : « J’écris juste pour espérer que d’autres idiots et imbéciles arrêtent de violenter et d’agresser les enfants en disant les discipliner. » Un constat que font aussi de nombreux spécialistes, qui voient dans la violence scolaire l’une des racines de la violence qui gangrène plus largement la société haïtienne, et notamment celle des gangs. En banalisant la violence, en l’érigeant en norme éducative, l’école haïtienne participerait ainsi, bien malgré elle, à la reproduction d’une culture de la brutalité et de l’agression.

III.  Le commentaire de l’ami : une autre perspective sur la question

Face à ce témoignage poignant, le commentaire publié par un ami de la victime offre un autre éclairage sur la question. Tout en reconnaissant la légitimité de la souffrance exprimée, il invite à resituer le débat dans la complexité du contexte haïtien : « Les peuples ont leur culture, il y a des pratiques qui sont acceptées en Afrique et qui ne le sont pas en Haïti et vice-versa. » Une manière de rappeler que la violence scolaire ne peut être appréhendée indépendamment des normes et des représentations sociales dans lesquelles elle s’inscrit.

C’est d’ailleurs cette dimension culturelle qui conduit l’ami à nuancer l’intentionnalité prêtée aux éducateurs violents. Selon lui, la très grande majorité n’agissait pas par “méchanceté”, mais bien dans le but de « construction de citoyens haïtiens bien éduqués et utiles à leur pays ». Une analyse qui, sans excuser ces pratiques, vise à en souligner les ressorts sociaux et symboliques, et à éviter tout jugement moral hâtif : « Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette pratique, mais je suis presque sûr qu’il n’y a aucune méchanceté cachée derrière. »

Pour autant, ce commentaire ne se veut pas une légitimation du statu quo. Au contraire, il appelle à une « campagne de sensibilisation ciblant particulièrement les parents et les enseignants pour venir à bout de cette pratique ». Mais une sensibilisation qui soit “adaptée au contexte haïtien”, prenant en compte ses spécificités culturelles et sociales. Une précision importante, qui invite à penser le changement des pratiques éducatives non pas comme une simple importation de normes externes, mais comme un processus endogène, nourri par un débat au sein de la société haïtienne elle-même.

IV. Déconstruire l’école de la violence : pistes de réflexion

Reste alors à savoir comment engager ce processus de déconstruction de la violence scolaire en Haïti. Une tâche immense et complexe, qui ne saurait se réduire à quelques recettes miracles, mais qui appelle à une réflexion collective et à un engagement sur le long terme de tous les acteurs concernés.

La première piste serait celle d’un changement profond de paradigme éducatif. Il s’agirait de promouvoir une école fondée sur les principes de la non-violence, du respect des droits de l’enfant et de la discipline positive. Un véritable renversement des représentations et des pratiques, qui passerait notamment par une formation approfondie des enseignants à ces approches. Car comme le souligne la victime, éduquer sans violence demande des “ressources”, des outils pédagogiques et relationnels que tous les enseignants n’ont pas nécessairement.

Mais ce changement de paradigme ne pourra se faire sans un large débat sociétal sur la place de la violence dans l’éducation des enfants en Haïti. Un débat qui doit permettre de mettre en lumière les traumatismes subis par les victimes, trop souvent passés sous silence, et les conséquences à long terme de ces pratiques sur leur développement. Mais aussi de valoriser et d’essaimer les expériences positives d’enseignants qui, partout en Haïti, s’efforcent déjà d’éduquer dans le respect et la bienveillance. Autant d’initiatives qui pourraient nourrir une réflexion collective sur ce que pourrait être une école haïtienne non-violente.

Enfin, l’État haïtien a un rôle majeur à jouer dans cette déconstruction de la violence scolaire. D’abord en renforçant le cadre légal de protection des enfants, avec des sanctions claires à l’encontre des éducateurs violents. Mais aussi en mettant en place de véritables politiques publiques de prévention et de prise en charge des victimes. Des programmes de sensibilisation à grande échelle, un accompagnement psychologique et juridique des enfants et des familles, un soutien aux équipes éducatives dans l’adoption de pratiques non-violentes… Autant de leviers à actionner pour faire de la lutte contre la violence scolaire une priorité nationale.

Bien sûr, aucune de ces pistes n’est une solution miracle. Déconstruire des décennies, voire des siècles de normalisation de la violence dans l’éducation ne se fera pas en un jour. Mais chaque pas dans cette direction, chaque prise de conscience, chaque initiative pour faire reculer la brutalité à l’école est une victoire. Une victoire pour les enfants d’Haïti, qui méritent de grandir dans un environnement bienveillant et épanouissant. Une victoire pour la société haïtienne tout entière, qui ne pourra construire son avenir sur les bases de la violence.

Alors oui, il est urgent d’ouvrir ce débat, de libérer cette parole, de confronter nos expériences et nos points de vue sur la question. Le témoignage de cet ancien élève en est un point de départ précieux, qui nous rappelle la souffrance vécue par tant d’enfants dans le huis clos des salles de classe. Mais il nous invite aussi à imaginer une autre école possible, une école où les coups auront laissé place au dialogue, les cris aux encouragements, la peur à la confiance. Une école de la paix et de l’émancipation, pilier d’une société haïtienne plus juste et plus apaisée. Un rêve ? Peut-être. Mais un rêve qui mérite qu’on se batte pour lui donner corps, pour qu’aucun enfant en Haïti n’ait plus jamais à souffrir de la violence de ceux qui sont censés les éduquer et les protéger. C’est le sens du combat pour déconstruire l’école de la violence, un combat dont nous sommes tous, à notre mesure, les acteurs.

Yves Pierre, citoyen engagé

Photo: ABC News

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