RENÉ

BOUKAN NEWS, 11/02/2025 – Quand Lyonel Trouillot me demanda de rédiger un texte sur la pièce de théâtre “Monsieur de
Vastey” de René Philoctète, un flux de souvenirs m’envahit. Lyonel, que je présentai à René un
jour de 1977, comprend que je ne m’astreindrai pas à parler de cette œuvre dont l’auteur joua un
rôle significatif pendant mon adolescence, ma jeunesse et mon âge adulte. Notre conversation
finit sur mon compréhensif agrément et le miroir devant lequel je me rasais, me renvoya un
sourire ambigu. Nul habitué de René dont la mort remonte à 1995, n’échappe à ce sourire
spontané et confus en mémoire de ses frasques, de ses coups de sang, de ses « coups de langue »,
de ses effusions, de ses passions du football, de la bière, de sa famille, de la littérature, des arts,
de son pays.
Boston. 17 juillet 1995.
L’appareil d’American Airlines s’élève de la piste de Logan Airport. Des gouttes de pluie
mouillent le hublot à travers lequel j’observe le ciel gris de ce matin d’été. Je murmure ces mots
tirés d’un poème de René Philoctète : « Je reviens fatigué des giboulées du nord ».
J’arrive à Port-au-Prince sous un chaud soleil de l’après-midi du même jour. Les formalités
d’immigration accomplies, je sors de l’aéroport, valise en mains, m’installe dans mon véhicule,
allume sa radio branchée sur le 90.5 Signal FM. Cinq heures, l’émission d’informations, la voix
du journaliste Léontès Dorzilmé annonce : « René Philoctète est mort ! » Je me fige, incapable
de me situer. Un policier m’incite à démarrer. La voiture s’ébranle par saccades. Quel choc !
Cette phrase du poète, des heures avant l’annonce de son décès ? A son ultime voyage, René a-t
il ainsi correspondu avec celui qu’il considérait depuis 23 ans comme son fils ?
Septembre 1972.- Cours Privés Anglade- Classe de Première.
Notre professeur de littératures haïtienne et française se faufile entre les sièges occupés par une
soixantaine de potaches. Mulâtre chauve, fluet, frisant la quarantaine, de petite taille, il serre
contre sa poitrine un cahier de notes, s’assoit derrière un bureau qu’il dépasse à peine. Il ajuste
ses larges lunettes noires, se présente d’une voix éraillée au ton paternel. Mordu de littérature,
d’histoire, avide lecteur, j’examinais l’enseignant – poète dont des œuvres m’étaient connues et
je me questionnais : -Comment un si petit corps peut-il projeter une poésie d’une telle force ?
Mon père prénommé aussi René, m’avait, dès l’enfance, insufflé la fièvre des idées, éveillé à la
beauté de toute création, introduit aux richesses de sa bibliothèque. Radio et télévision peu
présentes à l’époque dans les foyers, j’acquis pour mon âge une instruction assez vaste. Je
répondais aisément aux questions de mes profs de lettres, de sciences sociales, leur soufflais
mots et expressions qu’ils cherchaient, captais par exemples l’attention du chroniqueur et
critique littéraire Roger Gaillard, des historiens Gérard Laurent, Remy Zamor, Victor Benoit.
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Tous nos enseignants. Avec René, le nom d’un auteur français peu connu des écoliers haïtiens,
joua un rôle de détonateur. Il exposait : -Pour aborder le libéralisme, il faudrait étudier un auteur qui ne figure pas au…
Sans sa permission, j’ajoutai : -Benjamin Constant.
La craie lui tomba des mains. -Pas possible ! Viens me trouver pendant la pause.
Alors, il s’enquit de mon âge, de mes lectures, m’avoua qu’il rencontrait pareil échantillon
pour la première fois, en parla à ses amis Jean-Claude Fignolé et Franck Etienne.
Peu après, je le visitai au collège Jean Price-Mars qu’il venait de fonder à la Rue Chrétien avec
Fignolé et Victor Benoit. Fignolé m’identifia vite grâce aux éloges de son associé à mon égard.
La fête des Saints et des Morts approchait. En guise de lecture pendant ce congé, René me passa
« Gens de Dublin » de James Joyce, Jean-Claude me présenta un jeune agronome : Ericq Pierre.
Victor Benoit ajouta que je l’avais déjà étonné en classe de seconde par la qualité de mes
dissertations historiques pour lesquelles il m’accordait invariablement 8 sur 10, 10 étant pour
Dieu, 9 pour la direction et lui.
Le combat pour la parole libre.
Au fil de nos contacts, nos échanges portèrent sur le spiralisme dans la production littéraire
comme technique d’écriture que préconisaient René, Jean-Claude et Franck, sur la littérature
latino-américaine que je lisais avec assiduité. En cette période, le gouvernement de Jean-Claude
Duvalier, poussé par les USA et en quête d’aide internationale, inaugura sa politique dite de
« détente », c’est-à-dire une relative tolérance d’une parole autonome sous stricte surveillance.
C’était une mince brèche dans le mur du régime. Dieudonné Fardin, mon ancien prof de
littérature haïtienne en classe de seconde chez Anglade, directeur de l’hebdomadaire « Le Petit
Samedi Soir », Jean Dominique de Radio Haïti, choisirent la tentation d’élargir la fissure. Avec
mesure et tact, conscients du danger de l’enjeu.
Je décidai d’y publier des textes de création, des articles sur les romanciers latinos comme
Arturias, Vargas Llosa, Jorge Amado et autres, des analyses d’œuvres de Léon Laleau, Saint
John Perse, du « Dezafi » de Franck Etienne, sur la poésie espagnole contemporaine,
« L’Archipel des Bains de Sang » de Noam Chomsky, « Gouverneur de la Rosée » de
Roumain… Quand en 1974, « Le Huitième Jour » de René remporta le prix du roman de l’an
2000, je lui consacrai une critique. Le journal paraissait en fin de semaine. Les soirées du mardi,
mercredi et jeudi, Fignolé, René, Pierre Antoine, Fardin et moi lisions à la loupe chaque article
avant leur publication. Emile Célestin-Mégie enrichissait la littérature créole, Théodore Archille
entretenait une chronique judiciaire jusqu’au soir du 1er janvier 1975, quand il eut l’honnêteté de
nous annoncer qu’il changeait de bord. Par la suite, Jean-Robert Hérard, Pierre Clitandre, Carl
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Henri Guitteau, Dany Lafférière, Mérès Wesch, Gasner Raymond, Allrich Nicolas…étoffèrent la
publication. Nous soutenions la lutte contre la corruption, la mauvaise gouvernance, la politique
du ministre Serge Fourcand vis-à-vis de la compagnie Reynolds, son combat contre le marché
noir, la hausse injustifiée des prix, son comportement lors de cet inique procès des timbres, ce
qui nous valut la fermeture du journal que nous rouvrîmes sans autorisation peu de temps après.
Entre les lectures d’autocensure à la salle de rédaction de l’hebdomadaire, ses cours de lettres,
son assiduité au stade Sylvio Cator, ses virées nocturnes avec son « cavalier polka » Maxo
Dejean, René s’adonnait à la republication de ses œuvres poétiques « Et cætera » et « Ces Iles
qui marchent », à la rédaction de ses « Poésies concrètes » devenues « Poésies Urgentes » après
mon article sur la poésie espagnole d’alors. Il les rassembla en 1982 sous le titre « Herbes
Folles ». Il travaillait aussi à son roman « Saison de Cigales » et à la pièce « Monsieur de
Vastey » jouée et publiée en 1975 par le Théâtre National de François Latour.
Lors de la représentation au Rex, l’inquiétude, la frustration, la joie traversaient René. Son
épouse Mama me confia au creux de l’oreille : « Si tu le piques, tu ne verras pas une goutte de
sang ». Ce soir-là, Richard Brisson en archevêque, Jean-Claude Exulien en Grand Juge,
secondèrent avec brio François Latour en « Monsieur de Vastey ». En fin de soirée, nous nous
réunîmes chez lui à la rue Chrétien où il donna à François Latour une chaleureuse accolade de
remerciements.
Dans cette même demeure, en une autre occasion, je lui présentai Claude Couffon, traducteur
d’éminents romanciers latinos, auteur d’un essai sur René Depestre. Il visitait Port-au-Prince où
il prononça une causerie. Il voyageait avec la version espagnole de « L’amour au temps du
choléra » de Garcia Marquez qu’il traduisait en français. Lors de la parution de ce succès
mondial, René se targuait avec un détachement feint de l’avoir feuilleté en préparation sur un
banc du Collège Price-Mars.
« Monsieur de Vastey »
Que de discussions avec Victor Benoît, Jean-Claude Fignolé entre autres sur le régime d’Henri
Christophe, sur ce personnage Vastey : fils de colon français, fonctionnaire véreux, monarchiste
révolutionnaire, ancêtre de la négritude, fidèle à son monarque jusqu’à la mort… Chaque mot,
chaque réplique, chaque acte de cette pièce étaient débattus. René se souciait de ne point
produire un pastiche de « La Tragédie du Roi Christophe » d’Aimé Césaire. La pièce visait à
mettre à nu la solitude dans la chute d’un pouvoir, si craint, si rayonnant fut-il. Jamais le
souverain, symbole d’un pouvoir absolu, mais en déroute, ne parait. Mais, son conseiller, son
idéologue : Vastey, s’adresse par moment au portrait de son chef.
Les domestiques du premier serviteur du roi échangent, nous informent sur la situation du
royaume en grand danger car de temps à autre, ils s’adressent au public. René place le spectacle
devant nous, appelés à exercer notre œil critique. Le pouvoir tombe puisque les hauts dignitaires
n’honorent pas l’invitation à diner du baron de Vastey : homme de confiance du chef, un
diplomate à mots feutrés lui suggère même de se… protéger.
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René use du gestus : ce rapport social entre personnages par le regard, l’attitude, le langage,
toutes les gammes d’expressions d’intérêts personnels, de classe sociale, d’Etat : ambassadeurs,
aristocrates locaux, domestiques, le baron loyal à un système moribond. Le profond souci de
l’auteur consiste à provoquer notre éveil, lecteur comme spectateur surtout. Il expose le caché, le
comment des évènements : par le jeu des intérêts, par la trahison, souvent sous la table. Car
d’ordinaire sordides, honteux mais décisifs. La poigne d’Henri faiblit, ne garantit plus rien.
Alors, son rôle est fini. Vastey l’accompagne dans sa disparition de la scène de l’histoire.
Les autres productions théâtrales de René : « Les Escargots, Rose Morte, Boukman », ont
disparu. Heureusement, nous restent ses romans, ses nouvelles, son immense œuvre poétique.
Souvenance…
Au cours de nos soirs de confidences, il m’avouait qu’il n’aurait jamais pu vivre à l’étranger, lui
cette plante tropicale d’Haïti. Ses racines ne se nourrissaient que de sa terre natale. Il ne renonça
pas au Canada uniquement par attachement à sa femme, à sa famille, mais surtout par son besoin
vital de son pays. Sur sa galerie ou bien autour d’une table de boite de nuit à Carrefour, il laissait
parler son amour pour son olivier, se remémorant Ulysse d’Homère. René fut une propriété
haïtienne. Dans « Appartenance », il écrit :
« Pour les rues de Port-au-Prince
Leur odeur, leur vérité, leur population bigarrée
Pour mettre au point mon dernier poème d’utilité publique,
Je reste dans la chaude et vivante plénitude de mon pays »
En ce soir de novembre 2025, dans notre Haïti assassinée, je pense à toi, René. A toi, à nos amis
disparus : Jean Claude, Franck, Maxo…Je t’observe dans ta bière, trop étroite pour l’immense
poète que tu demeures… Lucien Pardo, Roger Gaillard m’encadrent…. Roger, mon ancien prof
de lettres et de philosophie, s’étonne de l’absence de Jean-Claude … Lucien, le militant des
causes justes, son camarade de la lutte clandestine de la première moitié des années soixante lui
explique : – Fignolé a horreur de la mort…Il dit que c’est un assassinat. -Il aurait dû être là, objecte Roger.
Puisque nul ne sort vivant d’ici, Jean-Claude tomba en 2017. Roger, mort d’un cancer en 2000,
prononça l’éloge funèbre de Lucien victime d’une appendicite en juillet 1996. Un an après ce
déchirant après-midi de juillet 1995. Franck Etienne, décédé en 2025, sort sanglotant du parloir,
soutenu par son impayable compagne Marie-Andrée.
Je pense à toi, René, en ce soir pluvieux et triste sur ce Port-au-Prince ravagé par la haine
instrumentalisée… Ta capitale que tu aimais malgré ses taudis, ses mendiants, son insécurité…
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Je pense à cet après-midi du 30 juillet 1980, à mon mariage avec ton ancienne élève Chantal
Santelli disparue en 2018. Tu la jugeais, sept ans avant, en 1973, la plus belle du collège
Anglade. Tu lui dis d’un ton calme et assuré : -Tu épouses mon plus beau poème.
Et mes lèvres esquissent ce sourire complice que toi seul sais provoquer.
Michel Soukar





