L’impact écrasant de la crise haïtienne sur la santé mentale des Haïtiens
Psychologue clinicienne d’orientation psychanalytique
Paris, France, 10/24/2022 – Dans cette configuration actuelle que prend l’Haïti, l’impact de la crise haïtienne sur la santé mentale est une évidence que l’on ne peut plus certainement nier. Malgré le grand déni collectif qui, jadis, existait autour de cette question pour une grande partie de la société. Puisque les facteurs agissant sur la santé mentale s’exposent en plein jour et s’imposent à nous tous par ce qu’ils sont dans la réalité des faits et par ce qu’ils en produisent. Car, l’environnement hostile et réfractaire au changement dans lequel laisse vivre ou vit tout un peuple qui, épuisé par des conditions inhumaines et ses calamités, agit sur sa psyché de façon durablement délétère et mortifère. En plus, cet environnement hostile se caractérise par de grosses inquiétudes générées par une insécurité généralisée voire planifiée. Par des traumatismes et des pertes successives que confrontent quotidiennement l’être haïtien. Par des éprouvés douloureux liés à l’impossibilité de se penser et de se projeter dans une société où le présent est chaotique et l’avenir incertain. Et toutes ces souffrances sont liées non pas seulement à des pertes réelles (famine, décès, deuil) mais également symboliques d’un passé mélancolique et d’un présent en panne d’idéaux (assise identitaire de l’être haïtien pour faire ensemble nation, et ruminations constantes autour des différentes pertes).
Nous savons à quel point ces conditions de l’existence du peuple sont inquiétantes, traumatisantes, dénudantes et déshumanisantes. L’existence tant physique, psychique et mentale de l’être haïtien est mise en danger. Plus important est de constater que l’humain n’est évidemment pas au centre des préoccupations des dirigeants, particulièrement ceux de l’État. Le très peu de place accordée aux besoins primaires d’un peuple témoigne de la gravité de la crise haïtienne. C’est à la fois à l’ébranlement physique d’un espace de vie mais également identitaire et psychique de l’être haïtien que nous assistons.
Un nombre important d’haïtiens souffre sans savoir précisément de quels maux ils en souffrent. C’est aussi compliqué pour eux de leur demander de le savoir ou tout simplement de savoir nommer et respecter leurs ressentis quand il n’existe quasiment pas de structures publiques d’écoute et de prise en charge de ces souffrances qui, couche sur couche, se métamorphosent dans un quotidien effarant et effractant, en quelque chose d’infiniment complexe. Ce quelque chose je veux bien l’appeler malaise, mais d’autres pourraient bien le nommer malingre. Ce malaise révèle cliniquement des choses importantes et inquiétantes sur l’être haïtien et le fonctionnement de la société en générale.
Depuis des années, particulièrement l’après séisme du 12 janvier de 2010, les haïtiens se sont nommés ou été plutôt qualifiés d’ « être résilients » face à leur capacité de résurgence après des temps de cataclysme tant humains que matériels. Cela a été une façon de penser et de démontrer au monde entier que l’être haïtien est un être fort et résilient. Et donc un surhumain. Cette même idée s’exprime de façon excellente à travers l’une de nos proverbes : « Nou se wozo, nou pliye men nou pap janm kase ». C’est une façon à mon avis de faire l’apologie (négative) de la grande force du peuple haïtien face à l’impossible et l’inhumain. Sauf que cette formule ne tient plus, car beaucoup d’haïtiens ne tiennent pas ou plus dans cet environnement morbide pour la santé. Car si extérieurement le roseau tente de tenir mais à l’intérieur, c’est-à-dire psychiquement il se trouve qu’il est brisé et se trouve au bord de l’agonie. Au bord d’une survivance dans un quotidien éternellement traumatique où il n’y a quasi plus d’oxygène. Malgré cette force surhumaine, très questionnante d’ailleurs, toute psyché a une limite. Aucun être ne peut indéfiniment faire face à l’écrasante réalité extérieure en restant indemne. Il s’agit de savoir maintenant dans ces conditions d’inexistence ou de déni de vie psychique si, le peuple ou l’être haïtien malgré brisé et fissuré, saura trouver la force de se relever pour se dire exister, se faire entendre et demander à être soigné de sa profonde douleur et désolation. Et voire même l’exiger ! Ou tout simplement, s’il continue à subir des pertes, des destructions de corps par des viols répétitifs, des meurtres quotidiens et de la famine jusqu’à l’épuisement psychique total.
C’est bien pour cela qu’il est temps que l’être haïtien se réveille pour se dire exister en tant qu’humain sur le plan physique et psychique. C’est-à-dire reconnaître ses ressentis, accepter ses limites, celles des autres, et surtout exiger le respect de celles-ci.
S’il est demandé au peuple de se reconnaître dans sa position d’acteur, pour autant je ne feins pas d’ignorer que l’incapacité à sortir de cette crise haïtienne viendrait révéler quelque chose de profondément inquiétant sur la société, à savoir : une psyché collective profondément brouillée dans son espace de vie avec des fantômes, des secrets et des cryptes qui la mettent en panne d’issues et paralysent son fonctionnement dans la réalité concrète.
Jade Labbé