J’étais présent ce 20 avril 1990
J’étais présent moi aussi. Oui j’étais présent à cette date historique lorsque des dizaines de milliers haïtiens traversaient le “Brooklyn Bridge” (New York, États-Unis) pour rentrer à Manhattan.
De Brooklyn à Manhattan, ils marchaient pour la dignité et le respect. Tout en chantant des chansons engagées de l’époque, ils dénonçaient l’injustice faite par la FDA au peuple d’Haïti, berceau de la liberté des nègres.
Alors qu’ils marchaient, pendant des heures, les manifestants bloquaient non seulement la circulation des automobiles, mais aussi ils paralysaient Manhattan, « le cœur économique et financier de la ville, bâtit autour de Wall Street qui accueille le New York Stock exchange, ainsi que Midtown qui compte plusieurs sociaux d’entreprises… également centre culturel de New York, avec ses institutions renommées comme le Metropolitan Museum of Art, le musée américain d’histoire naturelle et le Museum of Modern Art .»
Toute cette force de mobilisation et de blocage étaient possible grâce aux manifestants qui, de toutes les couches sociales et religieuses, étaient venus un peu de partout pour dire non à une fausse accusation de la FDA (Food and Drug Administration) à savoir que les Haïtiens étaient porteurs du germe du SIDA.
Puisque nous marchions pour une cause qui était noble, donc, comme beaucoup d’entre eux, je n’avais pas le temps pour savoir que le jeune homme au teint clair et cheveux bouclés qui était à mes côtés venait de Pétionville, et moi du Bel-Air.
Tel était aussi le cas pour cette belle et coquette demoiselle, habillée aux couleurs de notre bicolore bleu et rouge qui marchait à ma droite. Tout en lançant des paroles amères contre l’establishment américain, comme Dessalines à la Crête-à-Pierrot, elle était très en colère. Donc, elle n’avait pas eu de temps pour, dans un français bien soigné, parler de ses camarades de classes et de ses instituteurs de chez les sœurs de Lalue et moi, des enseignants du Lycée Alexandre Pétion qui venaient disposer leurs cours que rarement.
Vu notre âge et nos différences sociales et économiques, on avait, si on voulait rentrer dans les détails, tellement de choses à dire. Mais le temps était trop court et trop précieux pour le gaspiller dans des futilités et des choses insignifiantes. Même pour un sujet aussi important comme par exemple les vraies causes de notre disparité sociale si criante.
C’était plus intéressant, en signe de protestation, de marcher pour notre chère Haïti contre le raciste des blancs américains. Si pour des intérêts mesquins on était, comme on l’avait fait le 17 octobre 1806, divisée sur des affaires de clans ou de classes sociales, durant la journée du 20 avril 1990, la communauté haïtienne en diaspora était unie. Oui, elle l’était pour dénoncer.
Dans le cadre d’un grand dépassement patriotique, tout en oubliant, temporairement, toutes les divergences, y compris les problèmes sociopolitiques, c’était donc avec une fierté Christophienne que les manifestants et moi, nous avions traversé le Pont de Brooklyn.
C’était une marée humaine venant de toutes les couches sociales, de tout sexe, de tout age, croyants et athées qui, drapeaux bleu et rouge avec l’emblème “l’union fait la force” en main, exprimaient vivement leurs indignations, leurs frustrations contre l’injustice faite au peuple haïtien.
Ce jour-là, les autorités de la ville de New York étaient dépassées. Il en était de même pour la presse new-yorkaise. Elle ne trouvait pas de chiffre pour faire le récit du nombre des manifestants. Tant le nombre était incalculable.
Quant aux policiers de la NYPD (New York Police Departement ou Département de la Police de New York), ils étaient tout simplement présents pour constater à l’une des plus grandes manifestations pacifiques dans la ville.
Ce 20 avril 1990, l’union avait fait la force. Oui, la force d’une communauté haïtienne en diaspora. S’il n’avait pas cette unité, définitivement cette journée ne serait pas un succès. Et ce serait une totale déception.
Vous vous imaginez un instant des compatriotes de Boston qui disaient que : « Se two lwen, nou pap desann vinn sipòte sa k ap fèt lan nan New York lan ». Quand était-il de ces compatriotes de la Floride, Montréal etc ? S’ils hésitaient un moment et réfléchissaient à la distance et le coût de ce déplacement, donc il n’aurait pas tous ces gens lors de cette grande marche du 20 avril 1990.
Ou dans d’autres cas, des gens qui, tout simplement, disaient que la marche ne les intéressait pas, donc cette journée serait un fiasco. Voilà donc, une leçon d’unité nationale. Le dépassement de soi pour une cause patriotiquement noble. Et cette unité doit-être récupérée.
Les dizaines de milliers de manifestants qui marchaient ce jour-là étaient très motivés. Quel que soit leur provenance ou origine sociopolitique, ils faisaient de cette marche une réussite qui n’avait ni le goût de la division, ni l’odeur d’exclusion.
Probablement, les deux jeunes que j’ai mentionnés plus haut étaient, comme tant d’autres qui traversaient le Pont, la petite fille et le petit-fils de Pétion et de Rigaud. Par leur apparence physique, ils ressemblaient à des jeunes qui, après avoir terminé leurs études secondaires, étaient rentrés aux États-Unis pour poursuivre des études universitaires. Ils avaient l’air de deux jeunes qui n’avaient pas, comme moi et tant d’autres, besoin d’un permis de travail pour trouver un boulot et enfin résoudre leurs propres problèmes financiers, voire envoyer de l’argent en Haïti pour payer l’écolage de leurs petits frères et petites sœurs ou le loyer de leurs parents.
Peu importe leur origine, leur sexe, leur religion, leur appartenance sociale ou économique, du fait de leurs engagements dans le combat de ce 20 avril 1990, ils étaient, tout bonnement, petite fille et petit-fils de Toussaint Louverture, de François Capois et de Jean-Jacques Dessalines. En un mot, comme moi de souche paysanne, produit de Pont Rouge, du Bel-Air etc. ces deux jeunes étaient haïtiens. C’était l’unité dans la diversité.
Et cette unité doit-être récupérée.
Trente-deux ans après, je souhaitais en ce temps de grande division dans le pays et dans la diaspora, rencontrer ces deux jeunes militants. Oui, les rencontrer pour que dans un salut fraternel, comme l’avait fait nos ancêtres à l’Arcahaie le 18 mai 1803, repenser Haïti. Cette terre que les dieux tutélaires de la nation nous ont laissé comme héritage.
Définitivement, je souhaitais les rencontrer pour faire le grand « Konbit » national et discuter de nos erreurs, de nos déceptions et surtout tirer des leçons de toutes les expériences négatives de mauvaises gouvernances comme par exemple le gaspillage de 4.2 milliards de dollars des fonds du Petro Caribe.
Tout en laissant à la justice, dans le cadre de leur travail, de sanctionner les dilapidateurs des fonds du trésor public et les criminels pour les crimes commis dans les quartiers populaires, j’aimerais rencontrer ces deux jeunes pour discuter sur un accord qui pourra accorder nos divergences socio-politiques pour qu’ensemble, en tant que fille et fils d’une même patrie, attaquer les causes de notre sous-développement.
Après l’indépendance, selon l’ancien président Leslie François Manigat, « le rêve du fondateur pour sa patrie était la parfaite réconciliation entre deux classes d’hommes nés pour s’aimer, s’entraider, se secourir, mêlées enfin et confondues ensemble ». Et « Noirs et jaunes…. Vous ne faites aujourd’hui qu’un seul tout, qu’une seule famille », leur avait-il dit un jour. Dépassant les clivages, il s’entoura de mulâtres instruits comme secrétaires : Boisrond Tonnerre, Juste Chanlatte, Alexis Dupuis, Balthazar Inginac. Il voulut même marier sa fille, Célimène, à Alexandre Pétion. »
La cohabitation n’est pas toujours facile, mais en l’an 32 de cette grande mobilisation patriotique dans la diaspora, plus que jamais, le peuple haïtien a besoin d’un autre mariage entre Manuel et Anaïse pour sortir le pays de l’instabilité politique et du marasme économique dû à cette longue année de transition.
Ainsi, que ce soit le pouvoir et l’opposition, le moment est au dialogue, bien entendu pas avec les criminels dont leurs places sont derrière les barreaux de leur cellule.
Comme il ne peut pas y avoir de dialogue sans compromis, et de dialogue sans un climat favorable, il ne peut non plus y avoir de dialogue sans le respect mutuel ou de sanction pour les coupables de crimes de sang ou de détournement des fonds du trésor public.
Dans le cadre de leurs négociations, les acteurs du gouvernement de facto et de l’opposition toujours en opposition à elle-même ne parlent pas de dialogue juste pour faire plaisir à la communauté internationale pendant que dans les stations de radios, leurs proches collaborateurs n’ont pas de respect les uns pour les autres. Messieurs, si vous invitiez quelqu’un à négocier, soyez sincères à vos convives. À travers votre démarche d’invitation, ne cherchez pas à préparer un “marché de dupe”.
Car « La négociation est un art qui se travaille. Que ce soit pour conclure un contrat ou convaincre un client, il est impératif de connaître les techniques de base de la négociation afin de ne pas être déstabilisé au premier argument de votre interlocuteur et d’éviter que la discussion ne se transforme en conversation de marchands de tapis dont vous sortirez épuisé et sans signature ! »
Et vous invités, si vous êtes venus, ne le faites pas pour les blancs de Washington qui, officiellement veulent un consensus large entre les acteurs, mais officieusement, se retrouvent dans cette formule, diviser pour régner.
Car, plus que jamais, le problème d’Haïti doit être résolu par un dialogue politique et un compromis constructif entre les filles et fils d’Haïti. Mais attention, « tout dialogue dont les objectifs ne sont pas clairs a peu de chances d’aboutir et risque même de perdre tout son sens. »
Enfin, comme Manuel dans « Gouverneur de la Rosée » qui revenait d’un long voyage de Cuba, la diaspora haïtienne, d’où elle se trouve, elle aussi, a sa place dans le grand rassemblement. Manuel venait de loin pour enfin donner sa vie pour sa commune de sorte que sa mère, son père, les habitants de Fonds-rouge, spécialement son âme-sœur Anaïse, puissent à tout jamais unir sa communauté.
Dirigeants d’Haïti, faites quelque chose, pas pour vous, mais pour le pays. Allez, « trouver la réconciliation, la réconciliation pour que la vie recommence, pour que le jour se lève sur la rosée » qui est Haïti.
Enfin, j’étais présent lorsque, le 20 avril 1990, la diaspora haïtienne marchait contre le raciste de la FDA.
Aujourd’hui encore, je suis témoin, mais pas de Jéhovah. Je suis tout simplement témoin de la façon dont le Core Group dans leur programme de destruction d’Haïti et les collabos, dans leurs exécutions de ce plan macabre, ont fait du pays de Dessalines, un espace invivable ou les gangs armés, dans leur âme méchante tuent à longueur journée des paisibles citoyens.
Mais tout n’est pas fini. J’aimerais, à travers de la récupération de l’unité de la manifestation du 20 avril 1990, être aussi témoin de la grande marche évolutive d’un pays émergent vers une politique sociale et progressive.
Prof. Esau Jean-Baptiste