Haïti à la croisée des chemins : Garry Conille, à l’épreuve du réel politique haïtien

Haïti à la croisée des chemins : Garry Conille, à l’épreuve du réel politique haïtien

Yves Pierre

Boukan News, 06/07/2024 – Haïti traverse une crise politique, sécuritaire et humanitaire sans précédent. Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, le pays s’enfonce dans une spirale de violence, dominé par les bandes armées qui contrôlent une grande partie de la capitale, Port-au-Prince. L’insécurité généralisée, combinée à une inflation galopante et à une pauvreté endémique, a plongé plus de la moitié de la population dans une insécurité alimentaire aiguë.

Face à cette situation pour le moins désespérée, une entente a été trouvée et un Conseil présidentiel de transition (CPT) institué, après de longues négociations entre les divers protagonistes de la crise, la société civile organisée, les secteurs des affaires et religieux sous l’égide de la Communauté des Caraïbes (CARICOM) et du Core Group. Avec une mission qui court jusqu’en 2026, le conseil présidentiel de transition doit travailler à stabiliser le pays, rétablir l’ordre et préparer des élections crédibles. Dans cette optique, le CPT après avoir épluché les dossiers de dizaines de candidats au poste de Premier ministre a fait choix du Docteur Garry Conille.

Monsieur Conille n’est pas un inconnu du paysage socio-politique haïtien. En 2011, il avait brièvement occupé ce même poste qu’il avait laissé en claquant la porte. Mais c’est surtout son profil de technocrate international qui a séduit le Conseil si l’on croit les Conseillers-président. Médecin de formation, il a passé plus de deux décennies à gérer des crises humanitaires majeures pour l’ONU et d’autres organisations internationales.

Le pari du CPT est clair : miser sur l’expertise technique et la stature internationale de Conille pour attirer l’aide étrangère, coordonner efficacement les efforts de rétablissement de la sécurité ; et poser les bases d’un nouveau départ. Mais en Haïti, pays où la politique est un art subtil fait de réseaux informels et de négociations permanentes, l’équation est loin d’être simple. La nomination de Conille soulève une question cruciale : un gestionnaire de crises, aussi compétent soit-il, peut-il naviguer dans les eaux troubles de la politique haïtienne et, plus encore, insuffler un nouvel élan créatif à une nation meurtrie ?

À 58 ans, Garry Conille peut se targuer d’un brillant CV de technicien rompu aux situations de crises majeures sur la scène internationale. Mais cette solide expérience de gestionnaire acquise aux quatre coins du globe au sein des grandes institutions risque de se heurter brutalement au mur des dures réalités politiques haïtiennes, caractérisées par une absence criante d’imagination et de vision à long terme.

Un parcours d’exception dans la gestion des urgences

Médecin de formation, Conille a sillonné pendant plus de 20 ans les terrains d’urgence des organisations onusiennes comme coordinateur résident. Du continent Africain au sous-continent nord-américain en passant par les Caraïbes, il a fait ses preuves pour coordonner l’assistance dans des contextes souvent explosifs. C’est à ce titre d’ailleurs qu’on l’a retrouvé au lendemain du séisme de 2010 comme bras droit de l’ex-président Américain William J. Clinton alors co-président avec le premier ministre Jean Max Bellerive de la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH).

Des compétences de gestion de crises indéniables qui ont présidé à son choix par le Conseil présidentiel de transition (CPT). Mais qui risquent de se révéler bien dérisoires face à l’âpre réalité politique haïtienne, où les mouvements sociaux, trop souvent prisonniers de la « politique de la survie » et de la « mourance », se sont toujours contentés de maintenir un niveau de vie minimal sans véritablement chercher à transformer les conditions d’existence précaires des plus fragilisés.

La rude épreuve des codes cachés du réel politique haïtien

Car si Conille excelle dans les processus standardisés de la logistique humanitaire, peut-il sincèrement appréhender les codes occultes et les rapports de force complexes d’un système politique qui engendre un cercle vicieux de répétition tragique ? Là où les stratégies de protestation restent dominées par l’urgence et l’impatience, sans réelle capacité à élaborer des plans d’action réfléchis et soutenus.

Après des décennies d’expatriation et son bref passage à la tête de la primature en 2011, saura-t-il déchiffrer la tonalité particulière du jeu politique national, où le manque de recul et de concepts théoriques solides empêche l’émergence d’une véritable imagination créatrice ? On ne peut que douter de sa capacité à véritablement s’intégrer dans ces réalités très spécifiques, qui n’ont rien à voir avec ses expériences antérieures de bureaucrate international.

La douche froide des luttes intestines

Un premier écueil de taille s’est d’ores et déjà dressé sur son chemin : les violentes luttes de positionnement stériles au sein du CPT où chaque clan se bat pour placer ses pions aux postes clés, au détriment de l’intérêt général. Une illustration saisissante des rapports de force à la mode haïtienne qui laisse augurer des prochaines épreuves.

S’il ne parvient pas à transcender ces clivages mortifères, Conille pourrait vite se retrouver relégué au rang de faire-valoir, incapable de briser la spirale de la « colonialité » omniprésente qui étouffe toute capacité d’imaginer de nouveaux “mondes possibles”.

La condition sine qua non : l’enracinement populaire et l’audace créative

Face à ce défi ardu, une double mission s’impose à Conille. D’abord, la conquête rapide d’une véritable légitimité politique sur le terrain, en phase avec l’âme populaire haïtienne. Seul un leadership profondément enraciné dans le vécu du peuple haïtien pourra lui permettre de s’extraire des pesanteurs politiciennes.

Mais au-delà, il devra faire preuve d’audace et de créativité pour insuffler une nouvelle dynamique porteuse d’espoir. Son rôle sera de redonner au peuple haïtien la capacité d’imaginer et de construire un avenir meilleur, au-delà des simples stratégies de survie. Une tâche qui exige de sortir des sentiers battus et d’élaborer une vision ambitieuse et novatrice.

Un parcours initiatique redoutable attend ce technocrate admiré mais novice des arcanes du jeu politique haïtien. Sa réussite dépendra de sa faculté à faire la jonction entre ses compétences techniques et un ancrage populaire forgé dans la douleur, tout en stimulant une imagination créatrice capable de transcender le statu quo.

Haïti se trouve bien à la croisée des chemins. L’avenir du pays se jouera dans la capacité de Garry Conille à dépasser l’épreuve suprême du réel politique haïtien, au-delà de ses talents de logisticien. Il lui faudra fédérer les forces vives de la nation pour hisser le pays hors de l’enlisement actuel. Une ultime marche à gravir pour ce profil atypique, à la fois expert ès-crises internationales et candidat à la refondation politique et imaginative d’une nation.

Yves Pierre, citoyen engagé

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